Le Grand Macabre ne pouvait qu’être une proie idéale pour la Fura del Baus et son théâtre extrême, hyper-visuel, et à l’avant-garde de la scénographie digitale. A Bruxelles et bientôt à Rome, Londres et Barcelone, tout y est, les projections, le rythme, l’excès, le dynamisme endiablé, mais aussi la poésie. Quant à Claudia, la femme-mannequin géante dont « le corps sert de ville » (dans les mots des metteurs en scène) à cette fausse fin du monde annoncée, elle se rappellera longtemps à la mémoire des spectateurs. Ligeti aurait probablement applaudi cette production très « belge » où Breughel, Bosch, Magritte et autres servent de cadre à la désopilante et incroyablement forte partition du hongrois. La mort est morte. Vive la mort.
La jeune fille et la mort
En 1978, György Ligeti écrivait à propos de La balade du Grand Macabre de Michel de Ghelderode (1934), point de départ de son unique opéra: « C’était comme si cette pièce avait été écrite pour mes conceptions musicales – dramatiques: une fin du monde qui n’a pas vraiment lieu, la mort comme héros, mais qui n’est peut-être qu’un petit saltimbanque, le monde fichu et pourtant heureusement prospère, ivre, paillard, de l’imaginaire Breughellande ». Il est bien connu que Ghelderode était un passionné de marionnettes scéniques (il collabora longtemps avec le célèbre Toone bruxellois), et que Ligeti partageait son enthousiasme : à la création de Stockholm (1978), la mise en scène fut confiée au directeur du théâtre de marionnettes de la capitale suédoise.
La Fura del Baus renverse ici le monde lilliputien et fait du Grand Macabre un univers gargantuesque au décor unique, en l’occurrence une femme-sculpture géante, nommée Claudia, tout en rondeurs, au corps accroupi et dont les seins s’écrasent gentiment sur la scène. Au lever du rideau, on en voit la version cinématographique, une femme dans son appartement en train de manger un Big Mac et qui soudainement se trouve mal et s’écroule. Quand le rideau se lève, elle est sur scène, dans la même position—« un corps qui croit mourir », écrit la metteur en scène Valentina Carrasco, dans une sorte de fausse fin du monde qui fait angoisser le corps car la fin du corps marque pour l’homme et la femme la fin effective du monde qui n’existe en fait que dans notre perception.
Au fil de l’opéra Claudia devient « une sorte de ville » que les personnages haut en couleurs et en langage vont grimper, ouvrir, pénétrer. Les deux amoureux prennent refuge au creux d’un sein (qu’ils ouvrent comme une capsule) ; ils se retrouvent plus tard au creux de ses yeux qui s’allument et rappellent les visions de véhicules spatiaux de Kubrick dans 2001, l’Odyssée de l’espace ; Nekrotzar descend de sa bouche, suspendu à une corde et c‘est la tête de Claudia qui s’entr’ouvre pour devenir observatoire. Pendant les superbes interludes, souvent illustrés de projections étonnantes, le corps accroupi tourne, se montre de dos ou de côté. Puis une cuisse s’ouvre pour devenir la cuisine de Mescalina. Pour la fameuse scène où le peuple en appelle à son prince, ce sont les intestins qui deviennent palais (étrange mais belle interprétation de la distance et non-transparence entre dirigeant/peuple !) avant se transformer en night-club où l’on essaie d’oublier le minuit de la fin du monde. En bref, tout cela fonctionne à merveille, en parfait accord avec la musique et spectaculairement « éclairé » par les superbes projections digitales de Franc Aleu qui donnent le rythme, la frénésie mais aussi des moments d’intense poésie à l’œuvre. Parmi les grands moments, mentionnons le corps de Claudia—et aussi celui de Nekrotzar/La Mort envahis par les flammes ou transformés en squelette à l’image de la grande faucheuse des toiles médiévales flamandes.
En toute belgitude…
Quand la nouvelle version du Grand Macabre revue par Ligeti lui-même (en langue anglaise) fut présentée au Festival de Salzburg en 1997, le compositeur lança une campagne publique contre la mise en scène de Peter Sellars qu’il jugeait incompatible avec l’esprit de son opéra. Il dénonça le spectacle d’une annihilation nucléaire atomique proposée par Sellars, argumentant en faveur d’une vision anti-apocalyptique et plus burlesque (« burla » comme dans Falstaff). Quel que soit le parti pris dans cette querelle, Ollé et Carrasco ont clairement opté en faveur de Ligeti et une interprétation dans la grande tradition belge— La Fura del Baus s’est manifestement inspirée du Jardin des Délices de Jérôme Bosch (1584) où l’on voit des hommes et femmes pénétrer une sorte de carapace animale à laquelle le peintre a donné un visage humain. Mais on est proche aussi de l’art espagnol (et latin américain) où le macabre et le comique se sont souvent côtoyés. Il suffit de se rappeler les tableaux de Ribera, Goya, Kahlo, des extraordinaires Judas-squelette de papier mâché que les Mexicains brûlent le vendredi saint, ou encore la Catrina, femme-squelette de l’imagerie traditionnelle mexicaine que l’on retrouve en autres dans la grande peinture de Diego Rivera, « Songe d’une âpres-midi dominicale dans l’Alameda de Mexico » (1948).
L’enregistrement CD de Esa Pekka-Salonen nous avait fait reconnaître l’invention, la richesse et la grande théâtralité de la partition révisée et franchement post-moderne de Ligeti. Irrésistibles l’ouverture marquée par les 12 klaxons pour voiture (3 groupes de 4 klaxons) à la manière baroque, les explosions et extrêmes musicaux, les clins d’œil à l’histoire de l’opéra (de Monteverdi’s Poppea à Falstaff, mais aussi Bartók) ; la grande danse macabre qui accompagne l’arrivée de Nekrotzar au palais royal, avec un empilement de figures musicales (sorte de version musicale de l’entassement des corps dans Le triomphe de la mort de Breughel) qui vont de Don Giovanni au ragtime, à la samba—ce que Jan VandenHouwen appelle dans le beau et excellent programme du spectacle « le folklore synthétique » de Ligeti ; l’extraordinaire « canon » final qui grandit de 2 à 10 voix…. Mais un tel foisonnement musical ne se comprend vraiment qu’en présence de la scène et on ne peut qu’espérer qu’un DVD viendra sous peu mémoriser cette production. A la tête de l’orchestre (sur scène mais aussi en arrière-salle et en coulisses parfois), le jeune chef britannique Leo Hussein dirige ici avec une maîtrise, une verve et une précision qui, dans la clarté comme dans le chaos burlesque et obscène de Ligeti/Ghelderode, n’a rien à envier à la version du chef finlandais. Sa conduite des chanteurs et des chœurs (particulièrement le peuple qui entonne, au deuxième acte, « Our Great Leader » en simulant les distorsions d’une aiguille qui saute sur un LP malmené) est impeccable et l’excellent cast de chanteurs semble prendre un malin plaisir à passer de chaos à trépas. Werner Van Mechelen est un Nekrotzar qui fait souvent penser à Mussolini, acteur efficace et en plein contrôle de sa ligne de chant, tout comme l’Astradamors de Frode Olsen, le Piet the Pot de Chris Merritt, et tous les autres, du Prince Go-Go de Brian Asawa aux androïdes étrangement asexués du couple Spermando/Clitoria, Frances Bourne et Ilse Heerens. Mais, la palme revient à l’époustouflante performance de Barbara Hannigan dans le rôle de Vénus mais surtour de Gepopo, sorte de caricature de toutes les polices fascistes et staliniennes dont a souffert Ligeti dans sa jeunesse hongroise, sorte de pantin mécanique futuriste ou dadaïste dont les mots ne sont que des sons qui deviennent comme des vocalises abstraites : « il arrive, macabre, il est déjà là ».
Bruxelles. La Monnaie (en co-production avec Gran Teatre del Liceu, Barcelona; English National Opera, London; Teatro dell’Opera, Roma). Le 4 avril 2009. György Ligeti: Le Grand Macabre, 1978 (version révisée de 1996). Avec Chris Merritt (Piet the Pot), Frances Bourne (Spermando), Ilse Heerens (Clitoria), Werner Van Mechelen (Nekrotzar), Frode Olsen (Astradamors), Ning Liang (Mescalina), Barbara Hannigan (Venus, Gepopo), Brian Asawa (Prince Go-Go). Orchestre symphonique et choeurs de la Monnaie, Leo Hussain, direction. Mise en scène: Alex Ollé (La Fura dels Baus) & Valentina Carrasco. Décors: Alfons Flores. Video: Franc Aleu. Costumes: Lluc Castells.