La scénographie a été confiée à Vincent Huguet, assistant de Patrice Chéreau et Jean-Paul Scarpitta, qui signe là sa première mise en scène.
Ici pas d’orientalisme de pacotille, mais un décor unique que composent un grand ghât, escalier qui descend vers les eaux, et des étoffes aux teintes luxuriantes qui rappellent cette Inde qui sert de cadre à l’action. La divinisation forcée de Lakmé disparaît, laissant transparaître la femme, jeune et actuelle, dès le début de l’œuvre, peut-être un peu tôt. Mais les images s’avèrent fort belles et les différents tableaux simples plutôt très réussis. La direction d’acteurs se révèle fluide, toujours naturelle et sans entrave pour les chanteurs. Tout au plus peut-on regretter des balancements rythmés façon piste de danse dans le premier quintette des anglais lorsque la musique se fait entraînante, et un ballet de bayadères qui n’a visiblement pas inspiré le scénographe. Mais la mise en scène est globalement réussie.
Naissance d’une grande Lakmé
L’autre grand atout de cette production, c’est sa distribution, presque entièrement francophone. Les seconds rôles sont tous excellemment tenus, avec une mention spéciale pour le Hadji poétique et protecteur de Loïc Félix, la Mistress Benson à la voix riche et bien conduite de Karine Motyka, et la Miss Ellen au superbe timbre et à l’émission remarquable d’Anaïs Mahikian, qu’on entendrait avec plaisir dans un rôle plus développé.
La Mallika de Marie Karall laisse admirer sa grande voix, davantage soprano dramatique en devenir que véritable mezzo selon nous, mais elle déséquilibre quelque peu le duo des fleurs par sa puissance parfois excessive dans l’intimité que requiert ce morceau.
Nilakantha tendre et paternel, mais aiguillé par des éclairs de vengeance, Marc Barrard se fait une nouvelle fois l’héritier des grands barytons français par l’absolue netteté de sa diction, déclamant littéralement le texte, et le mordant de son chant franc et clair. Néanmoins, la voix sonne parfois un peu alourdie durant la représentation, comme s’il essayait d’élargir dans le médium et le grave un instrument qui n’en a pas besoin pour sonner pleinement, même dans cette tessiture hybride à mi-chemin entre basse et baryton.
On est heureux de retrouver Frédéric Antoun dans le rôle passionné de Gérald, enivré par l’amour. Le ténor canadien nous ravit toujours par la luminosité de l’émission, jamais assombrie, et l’élégance de sa voix mixte, ainsi que par son aisance scénique. Mais l’écriture tendue du personnage paraît comme trop large pour lui, le poussant par instants dans ses retranchements. Le programme nous apprend qu’il sera Nadir dans les Pêcheurs de perles à Angers et Nantes la saison prochaine, nous y serons, gageons qu’il y fera merveille, notamment dans la célèbre Romance.
Dans le rôle-titre, Sabine Devieilhe explose littéralement et confirme les espoirs que nous placions en elle lorsque nous l’avons découverte au Musée d’Orsay dans la Cendrillon de Pauline Viardot. Dès ses premières notes, piani impalpables et immatériels, on est conquis par la beauté du timbre et l’accomplissement de la technique, qualités qui servent une exquise et délicate musicalité, ainsi qu’une vraie présence en scène et une grande élégance dans l’incarnation, de celles qui font les grandes artistes.
Son premier air, « Pourquoi dans les grands bois », ciselé avec un grand raffinement et une attention sensible au poids des mots, fait passer un vent de grande mélancolie qui augure du meilleur pour la suite.
Rarement on aura aussi bien vu Lakmé s’éveiller à l’amour et se laisser envahir par lui, ce qui nous vaut des duos enflammés et passionnés.
L’air des Clochettes, tant attendu, force le respect par la richesse des nuances que la jeune chanteuse y apporte, éloignant cette scène de la virtuosité gratuite, et éblouit par la précision des coloratures ainsi que la pureté adamantine du registre aigu, qui clôt cet air par un suraigu spectaculaire d’impact et de tenue.

Et c’est avec un « Tu m’as donné le plus doux rêve » bouleversant, littéralement murmuré, qu’elle achève cette prise de rôle majeure dans le paysage lyrique français. C’est rien moins qu’à l’Opéra-Comique qu’elle endossera à nouveau le costume de la jeune hindoue la saison prochaine, une révélation parisienne en perspective.
Saluons également la prestation des chœurs, impressionnants par leur cohésion sonore et leur force, notamment dans une invocation à Dourga qui clôt le deuxième acte de façon saisissante.
A la tête de l’Orchestre national Montpellier Languedoc-Roussillon, le chef américain Robert Tuohy, assistant en ce même lieu, démontre ses affinités avec le répertoire français. Nonobstant des décalages vite rattrapés avec le plateau, il tire le meilleur des instrumentistes, en une pâte sonore superbe, jamais lourde mais majestueuse quand la musique le réclame.
Un bel après-midi, à l’issue duquel lequel nous devons saluer la naissance d’une nouvelle grande Lakmé française, qui nous fait irrésistiblement penser à celle de Natalie Dessay, toujours dans les mémoires. Sabine Devieilhe suivra-t-elle les traces et le succès de son ainée ? C’est ce que nous lui souhaitons en tout cas.
Montpellier. Opéra Comédie, 4 novembre 2012. Delibes : Lakmé. Livret d’Edmont Gondinet et Philippe Gille d’après Le Mariage de Loti de Pierre Loti. Avec Lakmé : Sabine Devieilhe ; Gérald : Frédéric Antoun ; Nilakantha : Marc Barrard ; Mallika : Marie Karall ; Hadji : Loïc Félix ; Frédéric : Marc Callahan ; Miss Ellen : Anaïs Mahikian ; Miss Rose : Véronique Parize ; Mistress Bentson : Karine Motyka. Chœurs et chœurs supplémentaires de l’Opéra national Montpellier Languedoc-Roussillon ; Chef de chœur : Noëlle Gény ; Orchestre national Montpellier Languedoc-Roussillon. Direction musicale : Robert Tuohy. Mise en scène et décors : Vincent Huguet ; Costumes et assistant aux décors : Nicolas Guéniau ; Lumières : Dominique Bruguière et Pierre Gaillardot ; Chef de chant : Anne Pagès-Boisset