Souvenirs d’un sourire
Badinage comique
Bedrich Smetana (1824-1884), surtout connu pour son cycle symphonique «
Ma Patrie » et son opéra « La Fiancée vendue », est devenu le père
fondateur du théâtre lyrique tchèque avec la création de 8 opéras en
langue tchèque qui demeurent toujours au répertoire dans sa Bohême
natale. Son parcours ne fut pourtant pas sans difficultés et ses
détracteurs l’attaquaient de façon virulente. On lui rapprochait
injustement l’influence « avant-gardiste » de Liszt et de Wagner.
Dans cette production d’Angers Nantes Opéra, qui est en effet une
première française, nous sommes exposés à l’ampleur de son génie
musical, dont les influences incluent également Mozart, Donizetti ou
encore Verdi. Il s’agît de son cinquième opéra Les Deux Veuves (1874),
adaptation d’une comédie française.
De son vivant, Smetana qualifiait l’opéra comme étant dans un élégant
style de salon. Sur cela il dit en 1882 « (…) mon cinquième opéra, que
j’ai écrit à dessein sur un tel texte et dans un tel style musical (…)
afin que les élégances du salon s’y trouvent conjointes à la tendresse
et à la noblesse de la musique. (…) Je n’ai trouvé d’appui plus
favorable que le texte des Deux Veuves».
L’histoire est une sorte de badinage comique qui, sans être
particulièrement profond, montre avec charme l’état d’esprit et les
mœurs d’une société en pleine transformation. Les deux veuves sont les
cousines Karolina et Anezka. Pendant qu’Anezka n’arrive pas à avancer
au-delà de son deuil, Karolina revendique sa nouvelle liberté. Ainsi
elle veut pousser sa triste cousine à un avenir moins ténébreux, mais
celle-ci préfère rester fidèle dans la peine à son mari décédé. Portrait
malin de deux femmes au caractères contrastés, pourtant issues du même
milieu. Les paysans du domaine des veuves chantent l’amour, la vie
champêtre ; ils célèbrent la danse. Deux d’entre eux, Lidunka et Tonik,
vivent un amour naturel.
Karolina finit par réussir, avec l’aide ingénue de Mumlal, leur
garde-forestier, à faire qu’Anezka accepte la vérité du cœur: elle aime
Ladislav, un ancien prétendant. Deux actes remplis de situations
cocasses et de péripéties.
Dans la mise en scène de la britannique Jo Davies, nous ne sommes plus à
la campagne tchèque. Mais dans une propriété agricole du nord de la
France au lendemain de la Grande guerre. Les paysans devenus servants,
le château autrichien transformé en grande maison française. Un grand
escalier et des portes qui claquent devenus protagonistes.
L’entrain légèrement follet des personnages qui montent et qui
descendent, qui sortent et qui rentrent, d’une efficacité théâtrale
réjouissante. Avec les beaux décors et costumes raffinés de Joanna
Parker, et faisant preuve d’une grande économie de moyens comme d’une
indéniable intelligence scénique, nous sommes devant un plateau d’une
noble simplicité et d’une élégance désinvolte. Dans la même ligne, Simon
Corder responsable des lumières, nous présente les différents visages
du bleu, se mariant parfaitement avec l’humour rose de l’œuvre.
L’orchestre est vivace et a beaucoup de verve sous la baguette élégante
et vive du chef irlandais Mark Shanahan. Dès l’ouverture, très
développée et suggestive, l’heureux mélange des influences allemandes et
italiennes, progressistes et traditionalistes, est évident. Tous les
instruments ont fait preuve d’un éclat ravissant et d’une maîtrise
totale du rythme. La partition est d’allure mozartienne (surtout dans
les récitatifs, mais aussi dans les duos, trios et quatuors) mais d’une
couleur très tchèque (par l’abondance des mélodies issues du folklore).
L’influence de Wagner est évidente en ce qui concerne le rôle des
cuivres, mais particulièrement à cause de l’usage des leitmotivs.
Heureusement pour Smetana et nos oreilles, il n’y a ni la lourdeur ni
l’anti-naturel du drame wagnérien. Au contraire, le leitmotiv le plus
évident et récurrent de la partition est d’une gaîté et d’une humeur qui
peut rappeler par des moments la Flute Enchantée. Le fou rire de
Karolina, omniprésent et distinctif nous rappelle qu’il s’agît bien
d’une comédie. C’est comme si l’orchestre riait aussi, inspirant nos
sourires.
Plateau réjouissant
Karolina est interprétée par la soprano slovaque Lenka Macikova. Si elle
paraît trop jeune pour être veuve, elle est maestosa dans les
récitatifs et s’exprime avec sureté et caractère. Elle est en contrôle
totale de sa voix et de sa performance. Excellente actrice d’une grande
résistance, elle est piquante et virtuose tout au long de l’opéra. La
soprano française Sophie Angebault dans le rôle d’Anezka est tendre et
lyrique, une sorte de modèle de vertu larmoyante quelque peu hypocrite.
Quand leurs voix s’unissent en duo, ainsi que dans les trios et
quatuors, elles produisent les plus belles sonorités.
Angebault a un certain air grave qui va très bien avec son personnage
attristé. Son air du deuxième acte est l’un des moments les plus
touchants de l’opéra. Quand elle ironise sa cousine, reprenant la ligne
mélodique et le texte du premier acte de cette dernière, elle le fait de
façon virtuose mais un peu incertaine. Son duo d’amour affligé avec
Ladislav, est d’une beauté qui n’est pas sans rappeler Cosi fan tutte.
Le ténor tchèque Ales Briscein interprète Ladislav. Sa voix est
puissante et il bénéficie des pages les plus passionnées de l’opus. Il a
une belle couleur vocal et beaucoup d’agilité, son personnage passe des
sommets mozartiens d’une tendre sensibilité aux confins agités d’un
héroïsme à la Verdi. Son duo avec Mumlal au premier acte est savoureux
et même mémorable par l’inspiration mélodique (il s’agît d’un thème de
l’ouverture) et l’attaque rythmique. Mumlal est un personnage un peu
caricatural et naïf et la plupart de sa musique est d’allure pittoresque
et populaire. Le basse croate Ante Jerkunica est non seulement
excellent comédien dans ce rôle, sa voix est grande comme le monde mais
aussi chaleureuse et onctueuse, ce qui fait de son Mumlal un être
effectivement grognon et drolatique, surtout humainement juste inspirant
aussi de la tendresse. Sa chanson bougonne du deuxième acte rappelle
Osmin de L’Enlèvement au Sérail. Il est présent dans les deux quatuors
de l’œuvre (les ensembles les plus radieux et les plus intenses) et son
trio avec le couple des servants au deuxième acte est très amusant.
Le couple populaire de Tonik et Lidunka est interprété par le ténor
Robin Tritschler et la soprano Khatouna Gadelia. Leur musique a une
verve comique et caractéristique et l’importance dramatique de leurs
rôles (ajoutés tardivement) réside dans le contraste de tempéraments et
d’affects par rapport aux personnages nobles. Le chœur sous la direction
de Sandrine Abello est brillant et a beaucoup d’aplomb. Il s’intègre
naturellement dans l’action et hausse l’aspect comique. Ils dansent et
chantent toujours avec allégresse. Dans le finale, leur danse de salon
qui rappelle Johann Strauss se transforme en véritable polka, et il fait
sauter de façon joyeuse et éclatante la salle autant que la scène.
Pêche miraculeuse
Ces admirables pages de Smetana dans la veine comique montrent son
expression unique et une rare capacité créative. Son inspiration
exploite idéalement le caractère du livret, charmant et conciliateur.
L’œuvre, quoique d’une légèreté avérée, lance des commentaires au
public, en ce qui concerne le mariage, fondement supposé de la
société, l’amour limité par les mœurs sociaux; la recherche du bonheur
et de liberté dans un monde plein de préjugés. Smetana, au lieu d’une
gloire facile à l’étranger, a choisi de construire une école nationale
tchèque, et ce malgré la violente opposition de ses adversaires. Du
reste, sa vie tragique ne l’a pas aidé (mort sourd et aliéné, son
mariage fut sans amour).
Sur le terrain du risque et de la nouveauté, Angers Nantes Opéra fait
de même en choisissant une œuvre jusqu’à présent jamais montée en
France, dont l’humour se marie avec le sentiment, la virtuosité avec le
folklore.
Décision exemplaire en temps de crise, la production est un succès
éclatant que d’autres maisons lyriques seraient inspirées de reprendre.
Oser des créations et découvrir les bijoux inconnus du répertoire,
comme ici, se révèlent dignes d’une pêche miraculeuse. L’excellente mise
en scène accentue en même temps la grâce et la comédie de ses Deux
Veuves d’origine française (d’après la pièce de Mallefille), habilement
tchéquisées en musique pour révéler une véritable gaîté d’un souffle universel.
Veuves, opéra en deux actes. Livret de Emmanuel Züngel d’après la pièce
éponyme de Mallefille. Direction musicale : Mark Shanahan. Mise en
scène: Jo Davies. Encore 2 dates, les 23 et 24 octobre 2012, au Grand T à Nantes.
création française des Deux Veuves de Smetana, 1874
Nantes, les 17, 19, 21, 23, 24 octobre 2012
Nantes / Le Grand T
mercredi 17, vendredi 19, dimanche 21, mardi 23, mercredi 24 octobre 2012
en semaine à 20h, le dimanche à 14h30
directeur général d’Angers Nantes Opéra rétablit l’œuvre de Smetana
dans le concert européen, un ardent défenseur de la culture tchèque,
auteur d’ouvrages poétiques universels comme c’est le cas des Deux Veuves… En lire +