jeudi 24 avril 2025

Nantes. Opéra Graslin, lundi 12 janvier 2009. Philip Glass: Hydrogen Jukebox, 1990. Joël Jouanneau, Philippe Nahon (création mondiale)

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Jukebox prophétique

C’est l’événement lyrique de ce début d’année 2009. Saluons Angers Nantes Opéra de l’avoir préparé, réalisé, réussi: la création française de la partition composée en 1990 sur les poèmes d’Allen Ginsberg écrits dans les années 1960, dévoile la cohérence d’une écriture musicale (ce style répétitif désormais si reconnaissable et propre à l’imaginaire de Philip Glass, -72 ans le 30 janvier 2009) dont les formules mélodiques comme l’instrumentation, intensifient la portée acide et poétiques des textes. 2009 voit le retour en force sur les scènes lyriques du compositeur américain: simultanément à la tournée hexagonale d’Hydrogen Jukebox, l’Athénée Louis Jouvet présente en février Les Enfants Terribles (du 10 au 14 février 2009), et l’Opéra de Lyon, In the Penal Colony (du 23 janvier au 4 février 2009).
Au départ il s’agit d’une commande passée par des vétérans du Vietnam, à Philip Glass, lequel se rapproche d’Allen Ginsberg, le cofondateur avec Jack Kerouac, de la Beat generation. Le compositeur et l’écrivain travaillent ensemble pour la conception du spectacle. De facto, les poèmes fustigent l’absurdité de la guerre, la manipulation du système américain vis à vis des jeunes patriotes, le non sens des armes, l’asservissement de l’homme par l’homme, l’inhumanité barbare et galopante… Ce qu’apporte l’homme de théâtre Joël Jouanneau, qui créera en Avignon, à l’été 2009, une nouvelle lecture attendue du mythe d’Oedipe, c’est la réalisation scénique d’un ensemble composé de 20 songs, chacune étant le sujet d’un tableau scénographié avec soin.
Le premier défi que relève le metteur en scène, c’est de préserver l’unité du spectacle et la continuité de l’action malgré la diversité des thèmes et des sujets évoqués, qui suivant la prose poétique de Ginsberg, font se succéder une série hétérogène de thématiques, de lieux, d’univers à la façon d’un voyage intérieur. Le fil respecte une construction continue (pas d’entracte) qui se déroule tel un journal intime (dont l’acteur Eric Génovèse restitue le récit à la première personne: « … Je suis né ici en Israël, Arabe circoncis, mon père tenait un café à Jérusalem/Un jour des soldats sont venus & m’ont ordonné de prendre la route/mains en l’air/partir à pied laisser maison négoce pour toujours!…« ). Aux épisodes très précis de l’actualité politique et sociale à l’époque de Ginsberg (1960-1990) correspondent dans la trame littéraire, les tableaux de sa vie intime (la mort de tante Rose, ses hallucinations délirantes sous l’influence des drogues, ses hymnes lyriques au Kensas ou à l’Arizona, son anniversaire…). C’est une traversée psychédélique et démente, où les strates de lectures et de compréhension se mêlent, fusionnant le personnel et le collectif, le vécu et le souffle de l’histoire, les visions, prémonitions, remémorations, marqués par la crise de la société américaine et le sentiment d’un apocalypse proche.


Actions multiples

Pas moins de 3 plans simultanés pour une action foisonnante: avant-scène (ou se tient par intermittence le chef, devant son pupitre…), coeur de scène, arrière-plan avec miroirs devant lesquels les acteurs se maquillent et s’habillent, se préparent pour les scènes à venir… Le choix (unificateur) de Joël Jouanneau s’est porté en un jeu de références qui fonctionne admirablement, sur l’esprit de la Factory d’Andy Warhol, ce lieu des expérimentations et de la contestation scénographiée, propre aux années 70: l’impact de la performance, comme figure libre d’un acte de dénonciation, volontiers provocateur, est tout à fait explicite. Les musiciens de l’ensemble Ars Nova jouent sur scène (le saxophoniste se mêle au jeu des acteurs), totalement intégrés à l’action scénique, et le chef Philippe Nahon, toujours inspiré par la notion de geste musical, n’hésite pas à paraître en Oncle Sam, en commandant de bord…, comme pour mieux souligner le non sens et les dérives dangereuses de la société américaine.

Si Philip Glass rechigne à parler d’opéra en désignant son oeuvre théâtral, le travail de Joël Jouanneau donne corps et sens à un ensemble épars de poèmes délirants, leur apportant une réalité et un réalisme décuplé dans leur forme scénique et théâtrale, d’autant plus que les 6 chanteurs d’un texte/tableau à l’autre, n’incarnent pas de personnages proprement dits: ils expriment plutôt des images diverses selon la transe poétique et prophétique de Ginsberg, lequel comme Michaux n’hésitait pas à utiliser les drogues dures pour expérimenter d’autres états de conscience; pour « oser » des alliances de mots souvent d’une troublante et terrible justesse sur les tares criantes de notre société, de plus en plus désenchantée/déshumanisée.


Une oeuvre poétique


Contrairement à ce que peut laisser supposer le visuel de l’affiche, une image en noir et blanc d’une probable incarcération en milieu hospitalier…, le spectacle délivre un indiscutable effet poétique, apportant la preuve que la musique de Philip Glass, envoûtante parfois jusqu’à l’hypnose, fonctionne idéalement, dans le cadre d’une performance scénique, avec la crudité critique du texte. Le principe répétitif évoque évidemment ce retour cyclique, sans fin, des pires épisodes qu’ont connu, que connaissent, que connaîtront nos sociétés. Le compositeur impose une nouvelle gestion du temps, -temps dilaté, diffracté, temps obsessionnel, véhiculant ses images traumatiques, anxiogènes (les tours du World Trade Center dévastées – non représentées mais évoquées avec les déclarations de Bush II en prime, ou la crise financière de 2008 et son nuage explosé de billets de banque). Dans ce monde désenchanté, qui court à sa perte, chaque homme peut-il s’autodéterminer, défendre et préserver ses rêves, s’affranchir de tout système manipulateur qui aliène son corps, son esprit critique et sa liberté?

Ici, a contrario, Joël Jouanneau met en scène une Miss America, hallucinée, incantatoire, porteuse de la flamme de la liberté, (ou en référence à une actualité récente, de la flamme olympique car elle passe une bonne partie du spectacle à s’échauffer telle une athlète performante sur un vélo d’appartement), séduisant ses bons fils patriotes, pour mieux les mener à la guerre… Effrayante vérité que celle des états prêts toujours à sacrifier ses enfants en faisant couler leur sang innocent.

Le début de l’opéra, qui ouvre sur le solo du soldat « manipulé » (épatant Jeremy Huw-Williams) nous rappelle la nature originelle de la partition: la commande passée par des vétérans du Vietnam… Aux côtés des autres thèmes récurrents de l’ouvrage (dénonciation du système maffieux qui gouverne les nations, corruption des politiques, aliénation des citoyens salariés, apologie des drogues « libératrices », liberté sexuelle…), l’antimilitarisme constitue une composante axiale de l’action… Le tableau, l’un des plus oniriques, des trois soldats blessés, soignés par d’aguicheuses sirènes-infirmières reste mémorable, union parfaite de la musique et des textes, unifiés par le geste des corps (et le regard incisif et pluriel de Joël Jouanneau).

Le plateau des chanteurs (tous de jeunes tempéraments à suivre) se montre perméable aux indications du metteur en scène. D’autant qu’il ne s’agit pas là d’une expérience lyrique traditionnelle : saluons en particulier le baryton basse Jean-Loup Pagésy (qui est passé par « l’école » d’Accentus entre 1994 et 2001) et le baryton gallois Jeremy Huw-Williams, tous deux habités, doués d’une très belle présence vocale et scénique. A leurs côtés, les trois chanteuses se révèlent à l’unisson d’une démarche inventive et mordante. L’excellente diction d’Eric Genovese (le narrateur) rappelle aux côtés de la réalisation musicale, l’univers textuel de Ginsberg dans sa brutalité crue, souvent surréaliste. Hydrogen Jukebox est aussi un opéra où l’écriture poétique rythme l’action. Le comédien, par ailleurs sociétaire de la Comédie Française n’hésite pas à incarner l’écrivain à sa table d’écriture, face à sa machine à écrire… C’est lui qui en relevant l’ignominie répétitive, rêve au final d’un autre monde, dénonce et milite pour une toute autre humanité.

Pour un soir de première mondiale (même l’oeuvre originelle n’avait pas été scénographiée avec autant de soin, -raison pour laquelle nous pouvons aussi parler de création mondiale), et dans une salle comble où le jeune public, particulièrement sensibilisé aux enjeux de l’ouvrage, était présent, la tension palpable chez les interprètes, le geste maîtrisé et scénique du chef Philippe Nahon, la collaboration des instrumentistes d’Ars Nova, parfaitement réglée (balance des percussions, et des synthétiseurs, volume des instruments solistes tels que la flûte, le saxophone, la clarinette ou le piano…), ont donné leur meilleur sur les planches nantaises du théâtre Graslin.
Dans la réalisation de Joël Jouanneau, Hydrogen Jukebox est indiscutablement un opéra fort, intense, qui tout en offrant de superbes passages poétiques (à la mesure de ce qu’a offert entre images et musique, le film The Hours sublimé par la musique de Philip Glass), reste d’une captivante (et effrayante) actualité. L’opéra n’est pas exempt non plus d’humour comme l’épisode de cette femme en quête de l’Illumination bouddhique qui répète sans y croire et pourtant en s’efforçant, l’incantation qui lui ferait vivre le grand frisson mystique…
Autre détail emblématique des lectures multiples permises par la scénographie: un tube vertical déverse pendant une bonne partie de l’action, du sable sur ce qui semble être des chaussures (militaires): évocation du sablier pour un temps qui nous est désormais compté (les dérives dénoncées dans le texte ne peuvent plus attendre que des solutions imminentes), mais aussi, indicateur phare de l’échec de la politique militaire américaine, l’enlisement irakien (comme ce fut le cas aussi de la guerre au Vietnam… qui fit comme le rappelle le texte de Ginsberg, 2 millions de victimes et 13 millions de réfugiés…). Création majeure pour un maître ouvrage du XXème siècle.

Nantes. Opéra Graslin, lundi 12 janvier 2009. Philip Glass (né en 1937): Hydrogen Jukebox, (Spoleto Music Festival de Charleston, le 26 mai 1990). D’après les poèmes d’Allen Ginsberg (1926-1997). Création Française.
Avec Mia Delmaë, soprano 1. Céleste Lazarenko, soprano 2. Aurore Ugolin, mezzo soprano. Michael Bennett, ténor. Jeremy Huw Williams, baryton. Jean-Loup Pagésy, baryton, basse. Eric Génovèse, Sociétaire de la Comédie Française, le narrateur. Ars Nova, ensemble instrumental: Pierre-Simon Chevry, flûte. Eric Lamberger, clarinette, Jacques Charles, saxophone. Isabelle Cornélis, percussions. Elisa Humanes, percussions. Michel Maurer, piano. Philippe Nahon, direction. Mise en scène: Joël Jouanneau. Décors: Jacques Gabel. Costumes: Claire Sternberg. Lumière: Franck Thévenon. Vidéo: Camille Béquié. Chef de chant: André Dos Santos. Régisseur de production: François Bagur.

A partir du 12 janvier 2009. A Nantes, jusqu’au 26 janvier; Angers, les
28 et 29 janvier. Puis Orléans, Dijon, Besançon, Poitiers et Caen,
jusqu’au 5 mars. Voir toutes les dates et les lieux de représentation,
lire aussi notre dossier spécial Hydrogen Jukebox de Philip Glass

Illustrations: © Jef Rabillon 2008 pour Angers Nantes Opéra
1. Mia Delmaë et Jeremy Huw-Williams
2. Aurore Ugolin, Philippe Nahon et Mia Delmaë
3. Eric Génovèse
4. Philippe Nahon et Jeremy Huw-Williams

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