vendredi 25 avril 2025

Nuremberg. Staatstheater, le 26 juillet 2012. Vogel: La Toison d’or (version de concert). Marie Kalinine… Hervé Niquet, direction

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La lyre furieuse de Vogel ressuscite non sans éclat au festival Gluck de Nuremberg. Presque 230 ans après sa création en France sur la scène de l’Académie royale, en 1786, La Toison d’or n’a pas perdu de son terrifiant impact.
C’est l’oeuvre d’un jeune trentenaire né à Nuremberg, fasciné par l’exemple de son aîné, Gluck, et qui a rejoint Paris et la Cour de France, souhaitant s’y faire un nom: pari réussi puisque le directeur de l’Académie royale, Antoine Dauvergne, soutient et favorise les propositions du jeune allemand; parisien depuis 1776, Vogel y applaudit les opéras triomphants que Gluck conçoit pour la France; de sa fine analyse du modèle gluckiste, Vogel produit coup sur coup La Toison d’or (1786) puis Démophon (créé après sa mort en 1788).


Médée furieuse

C’est pour le festival Gluck (édition biennale) l’occasion de dévoiler l’influence de Gluck sur les compositeurs venus après lui, dont évidemment Johann Christoph Vogel : son tempérament original et la nervosité saisissante de son écriture indiquent davantage qu’une seule adaptation de la source vénérée; c’est aussi pour le Palazzetto Bru Zane Centre de musique romantique française un nouveau jalon lyrique qui souligne combien avant Médée de Cherubini (1797), de 11 ans postérieure à La Toison d’or de Vogel, le portrait puissant et nuancé de l’amoureuse de Jason inspire déjà à Vogel, un opéra émotionnellement très fort et contrasté, d’une cohérence et d’une violence, rares, originales, surprenantes… préromantique. Aucun doute, Vogel apporte sa contribution entre Gluck et Berlioz, aux côtés de Spontini, Méhul, Cherubini.

Inspiré par la mythologie et l’Antiquité, Vogel sur les traces de Gluck offre un portrait de Médée particulièrement intense et nuancé; présenté à Nuremberg cet été (Staatstheater), l’oeuvre est un prélude au prochain festival de septembre présenté à Venise par le Palazzetto Bru Zane («  Antiquité, mythologie et romantisme « , du 22 septembre au 4 novembre 2012) : le thème permettra d’éclairer cet essor du sentiment tour à tour tragique, sublime, pathétique que développeront après Vogel les grands romantiques. Déjà dans La Toison d’or, le compositeur réussit un remarquable portrait musical de l’héroïne, il en accentue en particulier, le caractère furieux, imprécateur, exacerbé tout en approfondissant aussi ce qui fonde l’amertume, l’impuissance, la solitude douloureuse de Médée…

Autre partenaire d’une coproduction en trio, le Centre de musique baroque de Versailles (CMBV) apporte également son soutien à cette magnifique recréation car il s’agit bien aussi de montrer l’activité foisonnante de la Cour de France en matière d’opéras, en particulier dans les années 1780: après avoir accueilli Gluck dans la décennie antérieure, Marie-Antoinette et Louis XVI favorisent les manières étrangères, celles de Sacchini, Cherubini, jusqu’au Bach de Londres, Johann Chrétien Bach (Amadis créé en 1779): en temples européens de la création lyrique, Paris et Versailles s’ouvrent au renouvellement des arts de la scène, assurent, entre contribution des français (Grétry…), des italiens et des allemands, l’évolution de la tragédie lyrique héritée de Lully et de Rameau; Dauvergne avait-il pour projet de redéfinir totalement les règles du théâtre lyrique d’alors?
L’éclectisme de ses programmations témoigne tout au moins d’une conscience aiguë pour un examen critique des productions et la régénération des formes. « De toute évidence, La Toison d’or fut une production attendue, importante dans la proposition lyrique des années 1780; si son succès publique fut mitigé, le personnel de l’Académie royale l’a immédiatement soutenu, y reconnaissant un style différent et marquant « , souligne Benoît Dratwicki, directeur artistique du CMBV. Du reste, La Toison d’or comme plus tard Demophon incarnent l’activité des compositeurs allemands à la Cour de France. Et l’oeuvre doit être mise en perspective avec d’autres récentes redécouvertes: Andromaque de Grétry (1780), et Amadis de Jean-Chrétien Bach (1779), déjà cité, elles aussi révélatrices du goût français pour la nouveauté et l’originalité.


La Médée qu’aurait dû chanter Callas

Le seul climat de La Toison d’or confirme cette nouvelle curiosité, cet éclectisme des esthétiques. A la fin de la décennie, la France implose; toute une société disparaît pour que naisse un nouvel ordre: l’opéra se fait l’écho de ses profondes secousses; et la frénésie qui se dégage de La Toison d’Or de 1786, souligne même la nécessaire expérience de la terreur et de la barbarie à venir. La fureur qui se dégage de la partition, à l’orchestre, dans les 4 longs airs où Médée chante la trahison dont elle est victime et l’esprit de vengeance qui l’anime, fait surgir l’ombre terrifiante des événements de la Révolution; non pas la clameur populaire aspirant légitimement à la république, mais la transition de violence et de radicalisation qui n’a pas manqué de s’imposer. De sorte que l’écriture du jeune Vogel à Paris, au milieu des années 1780 comme un accès visionnaire, semble frémir déjà, du climat de la Terreur; avec le recul, la Médée de Vogel est plus terrible encore que celle de Cherubini: « Si Maria Callas avait eu connaissance de la partition de Vogel, il est fort probable que la cantatrice ait préféré chanter Vogel plutôt que Cherubini », précise avec raison Alexandre Dratwicki, directeur scientifique du Palazzetto Bru Zane.

Contemporain de Mozart (né comme lui en 1756) et fauché lui aussi et plus rapidement encore (en 1788), Vogel mérite assurément cet éclairage dont les troupes du Concert Spirituel porté par l’engagement d’Hervé Niquet, assurent la réussite. Car l’opéra en trois actes exige autant des solistes, de l’orchestre que du choeur (nombreuses parties très habilement fusionnées aux chants des solistes). Soucieux d’intelligibilité autant que de nuances, en orfèvre du détail comme de l’architecture dramaturgique, le chef redouble d’attention à l’adresse de chaque musicien pour que renaisse cette énergie saisissante d’un Vogel, vrai gluckiste orthodoxe: quel feu dramatique dans les enchaînements: manipulée et trompée par Jason qui ne souhaite qu’une chose: dérober la toison d’or, Médée paraît dès la première scène: tendue, vindicatrice, colérique et de plus en plus enragée, autant agressive que fatalement blessée; l’épouse de Jason qui l’a rejoint à Colchos, Hisiphile a la douceur des amoureuses sincères et loyales; quel superbe tableau que la déploration de Jason (et du choeur masculin) sur la dépouille de sa femme à la fin du II; auparavant Médée, fulminant suscite une houle mugissante contre les argonautes, prétexte d’une scène de tempête que Vogel réussit totalement. Dans un parcours semé de tumultes, l’épisode ouvrant l’acte III, celle des suivantes de la Sybille, puis les visions hallucinées de celle-ci (III, 3), exhortant Médée à dominer ses passions et sa haine sont de la plus haute inspiration, créant un contraste saisissant avec l’action environnante; au trio tragique et tendu (Médée, Jason et la si fugace Hisiphile) répond outre les choeurs, le chant de cet oracle féminin: la Sybille apporte une nouvelle couleur, celle du fantastique et du surnaturel, résurgence de ce merveilleux encore tenace, héritée du début XVIIIè.
Quant au parcours émotionnel de l’héroïne, Médée, pas moins de quatre solos – vrais récits déclamés à peine chantants sont nécessaires pour expliciter l’âme déchirée et furieuse d’une Médée insatiable, peu à peu écumante; la magicienne échoue comme tant d’autres enchanteresses sensées inféoder le coeur de leur victime; c’est bien le prolongement des Alcinas et des Armides baroques… mais aucune n’atteint un tel paroxysme barbare dans l’expression de la haine et de la colère. Vogel connaissait-il le concitato montéverdien, style agité, mode propre à la colère et aux passions immaîtrisées? La force des accents, l’intelligence du flux dramaturgique rappellent évidemment Gluck. Vogel se montre ainsi de la même eau que son modèle, d’autant plus vénéré qu’il a rédigé au moment de La Toison d’or, une dédicace qui est l’un des hommages les plus sincères et les plus respectueux qui soient. Dans l’exposition des passions, se lit aussi une urgence et une clarification des passions, un jeu très subtil des tableaux contrastés d’où jaillit la vivacité et le nerf dramatique; déjà, David a peint Le Serment des Horaces (1784), manifeste esthétique moderne à l’époque de Louis XVI… et Vogel, en musique, se fait deux après le peintre, le continuateur d’un néoclassicisme vigoureux, clair, fulgurant… à son seul mérite revient ce déchaînement expressif unique à son époque.


Un opéra symphonique

Déjà très investi dans le rétablissement d’Andromaque de Grétry (1780) comme de Sémiramis de Catel (1802), Hervé Niquet ressuscite la fièvre terrible qui traverse toute la partition: éclairs, vertiges, solitude haineuse souvent hallucinée de Médée dont l’orchestre dit aussi la profonde souffrance. Mais en plus de la vitalité, la direction trouve un point d’équilibre entre élégance et expressivité; sous la violence perce les éclats plus ambivalents d’une âme détruite basculant peu à peu par dépit et par impuissance dans l’amertume suicidaire. En créateur germanique, Vogel apporte les couleurs du Sturm und Drang comme sa connaissance du style de Mannheim: tout cela fait de La Toison d’or un opéra symphonique.
A l’évidence, Hervé Niquet mène à bon port ses troupes jusqu’à l’issue : pas de choeurs triomphants ni de scène de réconciliation ou d’apaisement, mais dans l’esprit de Gluck, un tableau marquant le point culminant de cette rage insatisfaite et croissante de Médée: il y expose sans effets, l’implacable solitude et l’impuissance de Médée: la furie écartée par Jason est bien une victime que sa rage finit par détruire totalement.
Les trois principaux rôles sont parfaitement défendus: Marie Kalinine déjà remarquée dans la haine criminelle et barbare (cantate Médée de Georges Hue, autre programme présenté par le Palazzetto Bru Zane) sait articuler un texte éloquent, menaçant, débordant, murmurant aussi: trouvant la juste couleur qui nuance le portrait de la magicienne trahie qui est aussi une femme douloureuse: une amertume sombre et grave se dévoile peu à peu en particulier dans son dernier récit accompagné, avant le final (« Va, laisse-moi remplir ma noire destinée… »). Jean-Sébastien Bou et Judith van Wanroij, sont tout autant scrupuleux à restituer l’ardeur et le courage du couple Jason/Hisiphile: vaillance guerrière du premier; présence douce, d’une loyauté tendre de sa véritable épouse… Imprécatrice toujours inspirée, la Sybille de Jennifer Borghi, marque le déroulement du III: chant d’un oracle lui aussi frappé par la noirceur inhumaine de la magicienne…

A Nuremberg, La Toison d’or saisit les esprits. Les amateurs de Gluck, familiers du style frénétique (Air de Furie dans Orphée et Eurydice, Paris, 1774) se sont délectés des accents trépidants et nerveux d’une partition inouïe à son époque. Les détracteurs à la création avaient justement reproché à Vogel ses écarts expressifs, sa surenchère furieuse, « outrant » le style de Gluck… La révélation est totale et le choix amplement légitime.
Déjà, l’enregistrement est annoncé courant 2013; prochain volume attendu de la nouvelle collection que lance le Palazzetto Bru Zane à partir de septembre, intitulée « Opéra Français« … à suivre.

Nuremberg. Staatstheater, le 26 juillet 2012. Vogel: La Toison d’or (1786). Marie Kalinine, Jean-Sébastien Bou, Judith van Wanroij, Jennifer Borghi… Choeur du Staatstheater, Le Concert Spirituel. Hervé Niquet, direction (version de concert).

approfondir
Venise, festival Antiquité, mythologie et romantisme, du 22 septembre au 4 novembre 2012
Benoît Dratwicki: Antoine Dauvergne (Mardaga/Cmbv)

Illustration: Marie Kalinine © M.Ginot
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