La Princesse de Trébizonde
Saint-Etienne, Opéra
Les 17, 19 et 21 mai 2013
« Offenbach , combien d’opéras ? » « Une centaine, et encore, cela dépend de la définition ! »… Pourtant, si le grand public du XXIe révère Les Contes d’Hoffmann (-« vrai opéra », celui-là) et bien des « opéras-bouffes », on peut encore puiser à la liste des malconnus pour demander : « Jacques, étonne-moi »… Voici donc une Princesse de Trébizonde, où du fantastique léger se mêle à la fantaisie et aux fantasmes sous-jacents. L’Opéra-Théâtre de Saint-Etienne, ici conduit par Laurent Campellone et Waut Koeken, nous fait visiter Trébizonde et ses plaisirs.
La paix aplatie contée par Zola
« L’Empire venait d’être proclamé. Le silence s‘était fait à la tribune et dans les journaux. La société, sauvée encore une fois, se reposait, faisait la grasse matinée, maintenant qu’un gouvernement fort la protégeait ; sa grande préoccupation était de savoir à quels amusements elle allait tuer le temps. Paris se mettait à table et rêvait gaudriole au dessert. La politique épouvantait, comme une drogue dangereuse. Les esprits lassés se tournaient vers les affaires et les plaisirs. Dans le grand silence de l’ordre, dans la paix aplatie du nouveau règne, montaient toutes sortes de rumeurs aimables, de promesses aimables et voluptueuses. Et dans la ville où le sang de décembre était à peine lavé, grandissait, timide encore, cette folie de jouissance qui devait jeter la patrie au cabanon des nations pourries et déshonorées. »
Imaginer pour le revivre le Paris d’Offenbach et ses rythmes circulaires fous, et ses rengaines d’une idiotie au 6e degré d’intelligence, et ses calembours de culture savante et sa subtilité d’une écriture qui dépasse infiniment les capacités esthétiques de ceux qu’elle amuse tant… C’est aussi le « travail » des auditeurs d’un siècle et demi plus tard, au moins de ceux qui ne dédaignent pas de réfléchir sur ce qu’ils écoutent et s’interrogent sur les intuitions et les trouvailles de Jacques l’Amuseur. Car la toile de fond pour un théâtre si drôle, c’est bien cette « société sauvée encore une fois » par les Traineurs de sabre et les Ratapoil que les artistes non-apolitiques montrèrent, sur le terrain ou plus tard , à leurs risques et périls : la cruauté fouailleuse de Daumier, l’imprécation épique de Victor Hugo, ou – comme ici, dans La Curée – la description à la fois minutieuse et impitoyable de Zola.
Ce temps de « Badinguet « (le surnom de Napoléon « le Petit ») allait durer presque vingt ans – du coup d’état de 1851 au désastre militaire de 1870 -, ce serait aussi celui de l’amuseur en chef de cette France d’en haut qui mit en pratique – mais avec moins de décence, ou si on préfère, d’hypocrisie bourgeoise, – le précepte de Guizot pendant la monarchie louis-philipparde : « Enrichissez-vous ». Parenthèse dans la retenue musicale de ce temps où l’art français « haussmannisait » son cadre de « Vie Parisienne », se vouait à la construction de son Temple-Opéra- Garnier et se détendait des cérémonies officielles au Palais-Royal, aux Variétés ou aux Bouffes. Le miracle, c’est que Offenbach écrivit en des parodies complexes une œuvre dont les multiples « entrées » traverseraient sa fin de siècle, et les siècles suivants, nourrissant musiciens et théâtreux pour fort longtemps. Une œuvre dont la qualité d’esprit (on n’ose y parler d’âme…) sublimait malgré elle la bassesse morale et intellectuelle de ceux qu’elle détendait de leurs coups financiers et autres.
La Périchole, la Vie Parisienne, la Grande Duchesse de Gerolstein,la Belle Hélène, Orphée aux enfers, certes. Mais il est des partitions offenbachiennes moins connues, telle cette Princesse de Trébizonde que l’Opéra stéphanois offre à la rédécouverte, et qui fut créée aux Bouffes Parisiens en décembre 1869, quand le Second Empire avait pris son tournant libéral et quelques mois avant la catastrophe d’une guerre foireusement engagée contre la Prusse. Au fait ,Trébizonde ? Les manuels d’histoire nous apprennent que ce port turc sur la Mer Noire fut au XIIIe la capitale d’un petit Empire (grec) qui lutta contre les Ottomans, et ne s’effondra qu’au milieu du XVe, juste après Byzance en 1453. Si vous êtes bien informés, vous me direz que Trébizonde n’est là que pour allusion onomastique d’une Princesse-personnage de cire, encore moins réelle, donc, que la Grande Duchesse d’un Gerolstein avec son Général Boum, et vous aurez raison… Encore que l’histoire racontée par cet opéra-bouffe peut faire songer, en certains de ses aspects, à l’ultime chef-d’œuvre – si « sérieux » celui-là, qu’Offenbach poursuivit jusqu’à sa mort, – les Contes d’Hoffmann.
Fantastique et romantisme
Car derrière le prince Casimir et son fils Raphaël, la troupe des saltimbanques montreurs d’une collection de statues en cire, la belle Zanetta qui se fait passer pour la statue qu’elle a cassée et fait tomber raide-amoureux un jeune prince, les quiproquos et péripéties accouchant d’une happy end (triple mariage : les deux jouvenceaux, bien sûr, la sœur de Zanetta et l’intendant Tremolini, et même Paola avec un précepteur nommé… Sparadrap !), on peut évoquer des figures et situations plus hautement culturelles. Ces automates, ces statues animées et réanimées, ce double-fond du paraître déguisant l’être : E.T.A.Hoffmann, son Olympia ,sa cantatrice Antonia, ses doubles du Mal (Lindorf, Coppelius…) dont une compilation habile a tiré les Contes qu’ Offenbach recréa pour une France dont ce n’était pourtant guère la tasse de thé … Le fantastique et le romantisme dont l’Allemagne maria au XIXe les rêves et sortilèges ne sont pas vraiment loin, et malgré les atténuations d’un imaginaire moins hors-frontières, on pourrait même songer aux délires glaciaux d’un Arnim.
Des philosophes au regard
Vers quel fantastique apprivoisé tirera-t-on ici ? Le trio mise en scène W.Koeken)-décoration(Benoit Ducardyn)-costumes (Carmen Van Nyvelssel) n’est-il pas Belge, tendance Flandres, donc lui aussi virtuel écho d’une tradition qui depuis le XVe marie sans complexe la Fantasie de « l’hénaurme » à l’Insolite et à l’Expressionnisme ? Waut Koeken , qui a étudié en université la philosophie et l’histoire de l’art, a adapté pour les enfants La Flûte Enchantée, dans une même intentionnalité Les Fées de Wagner, le Blanche-Neige des frères Grimm musicalisé par le compositeur allemand Marius-Felix Lange, et déjà plusieurs Offenbach. La mise en œuvre musicale revient à Laurent Campellone, passé lui aussi par les études philosophiques, depuis bientôt dix ans Patron de l’Opéra Théâtre et de l’Orchestre Symphonique stéphanois, auxquels il a donné une spécialisation d’opéra français XIXe (le cadre du Festival Massenet). Et parmi les interprètes, on note la présence du baryton Lionel Peintre, un des hérauts de l’expérience théâtrale-musicale à la Péniche-Opéra, particulièrement attaché aux œuvres baroques et à la création contemporaine (Aperghis, Mantovani), comédien qui excelle également dans Offenbach….
Attentif à cette Princesse de Trébizonde, on se rappellera que chez Offenbach le réel-du-maintenant bascule facilement dans l’œuvre musicale : ainsi avec le grand tirage de loterie que le patron des saltimbanques, Cabriolo, soumet aux petits et aux grands de Trébizonde, et dont le ressort dramaturgique « jouait » aussi à la 1ère de l’opéra-bouffe en 1869 : le soir de la création, qui a lieu à Baden-Baden, Offenbach, notoirement addicté au jeu, va encore passer un long moment à la roulette du Casino, et d’ailleurs gagner … Mais c’est quatre jours avant le déclenchement d’une autre roulette tueuse – non point russe, mais prussienne- qui va en trois semaines déclencher la guerre de 1870-71, à propos de la candidature d’un Hohenzollern au trône espagnol et d’une manipulation-maquillage par Bismarck (« la dépêche d’Ems ») des nouvelles signalant pourtant une renonciation à ce coup diplomatique. Même si comme le disait prophétiquement l’état-major français, « il ne manque pas un bouton de guêtre », la France et son (Second Empire) allaient s’écrouler en un rien de temps…La gloire officielle d’Offenbach ne serait d’ailleurs plus, et la dernière décennie d’Orphée ferait descendre son double-Amuseur vers de (relatifs) enfers .
Et encore, conté par Zola dans La Curée, ce va-et-vient entre les spectacles des Bouffes, « la Belle Hélène », Phèdre, et les amours « incestueuses » de Maxime – le fils d’un Saccard(Rougon), spéculateur qui bâtit dans l’immobilier parisien un système d’avoirs toxiques des plus prémonitoires- avec la femme de son père, Renée… : « La Ristori (comédienne italienne illustre à ce moment en France) n’était plus qu’un gros pantin qui retroussait son peplum et montrait sa langue au public comme Blanche Muller, au 3e acte de La Belle Hélène ; Théramène dansait le cancan, et Hippolyte mangeait des tartines de confiture en se fourrant les doigts dans le nez. » Sacré Offenbach, sacré miroir des musiques, sacrée « inquiétante étrangeté » pour qui contemple ses doubles dans les Sociétés du spectacle ! Opéra-Théâtre de Saint- Etienne. Vendredi 17 mai 2013, 20h. Dimanche 19 mai, 15h. Mardi 21 mai, 20h.