Opéra, compte-rendu critique. Barcelone. Gran Teatre del Liceu, le 26 mars 2017. Giuseppe Verdi : Rigoletto. Carlos Alvarez, Désirée Rancatore, Javier Camarena, Ante Jerkunica, Ketevan Kemoklidze. Riccardo Frizza, direction musicale. Monique Wagemakers, mise en scène. En ce mois de mars, le Liceu fête le retour en ses murs de Rigoletto, l’un des titres les plus populaires au cœur du public catalan et, pour ce faire, accueille la production imaginée par la metteuse en scène néerlandaise Monique Wagemakers pour l’Opéra d’Amsterdam en 1996. Une scénographie dépouillée, où les couleurs et les éclairages règnent en maîtres, composée d’un plateau vide qui se soulève pour dévoiler notamment l’antre de Sparafucile, permettant d’intéressants jeux de plans entre les personnages. Ainsi Rigoletto invective les courtisans tous assis autour de la scène, et le quatuor du troisième acte se voit séparé par le plateau soulevé, le père et sa fille dessus, le séducteur et sa nouvelle proie dessous.
Camarena di Mantova
La demeure du bouffon, quant à elle, est symbolisée par un immense et étroit escalier dont les volées de marches paraissent infinies, remontant presque jusqu’aux cintres. Et c’est sur l’image du rôle-titre roulant sur lui-même jusqu’en bas de la scène que s’achève la soirée. Les costumes, aux teintes chaudes, sont visiblement inspirés de la Renaissance italienne, offrant de très beaux tableaux visuels. En somme, une mise en scène efficace qui ne va jamais contre l’intrigue ni contre la musique, et qui fonctionne toujours malgré ses vingt printemps.
Cette reprise est surtout l’occasion d’une étape importante dans la carrière de Javier Camarena : son premier Duc de Mantoue. Et c’est une très belle réussite pour le ténor mexicain. L’instrument du chanteur s’avère bien encore un peu juste dans la largeur et l’assise du médium, mais quelle santé vocale ! Si le premier acte le trouve un rien effacé, avec un « Questa o quella » à peine remarqué par excès de facilité et un duo ardent mais parfois couvert par l’orchestre dans la strette finale, dès le deuxième, on est contraints de rendre les armes devant tant de splendeurs. Le récitatif est brûlant, urgent et tendre à la fois ; l’air magnifiquement ciselé avec un legato de rêve et un texte amoureusement dit à fleur de lèvres. Quant à la cabalette, elle se révèle électrisante d’éclat, si naturel en poupe arrogamment dardé avant la reprise, elle-même couronnée par un contre-ré fulgurant, déconcertant d’aisance, impérial.
Le bonheur se poursuit au dernier acte avec une « Donna è mobile » dont on retiendra surtout le diminuendo époustouflant qui suspend la salle au milieu du second couplet, dans une exquise mixte lentement amenée depuis la pleine voix et achevée dans un délicat mordant susurré, et qui rend presque accessoire le splendide aigu final qui clôt l’air. Le quatuor qui suit permet au chanteur, séducteur en diable, de déployer tous les sortilèges de son timbre et de sa ravageuse musicalité, si bien que, l’espace d’un instant, tout la salle a pour lui les yeux et les oreilles de Maddalena. En ce jour d’anniversaire – divine surprise, il est né un 26 mars –, on souhaite à Javier Camarena encore au moins vingt ans de pareils succès et de longévité vocale.
Visiblement remis des ennuis de santé qui l’ont tenu longtemps loin des scènes internationales, Carlos Alvarez retrouve avec bonheur un rôle qu’il connaît bien et qui lui convient merveilleusement bien. Si la puissance vocale paraît amoindrie, l’émission a trouvé une nouvelle clarté, une accroche et un mordant qu’on ne lui connaissait pas jusqu’alors, et l’aigu sonne comme retrouvé, sonore et arrogant jusqu’au la naturel. Son « Pari siamo » touche par sa vérité tant dramatique que musicale, tandis que « Cortigiani » éclate dans toute sa rage avant de se déployer en une émouvante supplique où s’infléchit le métal du timbre, comme une vulnérabilité pleinement voulue et assumée. On admire en outre la justesse du comédien, notamment dans la deuxième partie, où sa douleur ne paraît jamais feinte devant l’amour que porte toujours sa fille à son ennemi, et surtout dans le dernier tableau, où le désespoir du bouffon dévaste tout sur son passage.
Malheureusement, l’un comme l’autre ne trouvent jamais en Désirée Rancatore un miroir à leur urgence et à leur fougue. En effet, la soprano italienne paraît surtout concentrer son énergie sur les notes demandées par la partition, afin de parvenir à simplement les exécuter de son mieux. Car l’instrument de la chanteuse sonne usé, comme fatigué d’avoir été artificiellement élargi, et se voit affublé d’un large vibrato très audible, notamment dans le suraigu devenu désormais difficile et précautionneux. A ce titre, « Caro nome », pourtant attaqué un peu vite à notre sens par le chef, n’en finit pas de ralentir pour en devenir interminable, tant chaque ornement et chaque cadence semble demander effort et préparation laborieuse, comme une virtuosité désormais révolue. A ce titre, on souffre durant le mi bémol terriblement tendu censé couronner le duo de la Vengeance, pour finalement être surpris durant le dernier acte, où la voix, moins sollicitée dans les extrêmes, sonne mieux et développe une puissance inattendue durant le trio de la Tempête, pour s’éteindre dans de jolis pianissimi au moment d’expirer.
Un constat alarmant pour une artiste attachante dont le jeu convenu et stéréotypé accentue encore davantage cette impression de malaise vocal.
Aux côtés d’excellents seconds rôles, on salue le beau et sonore Sparafucile d’Ante Jerkunica, à la stature aussi impressionnante que la profondeur de son grave, et la séduisante Maddalena de Ketevan Kemoklidze qui, sortie du quatuor où elle paraît s’enterrer dans une tessiture trop basse pour elle, dévoile une véritable autorité dans les accents, faisant ainsi tous deux de la Tempête l’un des grands moments de la soirée. Un paroxysme dans le drame atteint également – et surtout – grâce aux chœurs, à l’orchestre, et surtout au chef, Riccardo Frizza.
Les premiers réussissent une performance de bout en bout remarquable de cohésion sonore, rendant ainsi leur texte compréhensible comme rarement. En outre, postés à vue au-dessus de la scène, ils se révèlent absolument admirables dans la Tempête mentionnée plus haut, leurs chromatismes splendides rendant toute leur force aux mugissements du vent.
Le second, dans un grand soir, rutile de tous ses pupitres et se distingue à travers des soli somptueux, violoncelle déchirant pour « Cortigiani » et hautbois pudiquement plaintif introduisant « Tutte le feste al tempio ». A sa tête, Riccardo Frizza impose le respect dès le prélude, superbement contrasté, et démontre durant toute la représentation sa compréhension du drame verdien, tout en demeurant constamment à l’écoute des chanteurs, en vrai chef d’opéra. Ainsi il suit fidèlement Javier Camarena dans sa scène du II, élargissant un rien le tempo pour lui permettre de poser ses notes, ou au contraire sait resserrer sa battue lorsque, dans « Piangi, fanciulla », Carlos Alvarez semble demander un phrasé à peine plus allant. Par ailleurs, on se souviendra longtemps de son accompagnement de « Cortigiani », véritable tourbillon furieux sans cesse relancé dès que la voix n’est pas en danger, et de la Tempête – encore et toujours elle – dont l’horreur et l’effroi nous auront rarement paru aussi palpables. Le public ne s’y est pas trompé, ovationnant chef et orchestre avec la même ferveur que les ovations adressées aux chanteurs, pour une soirée qui compte.
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Barcelone. Gran Teatre del Liceu, 26 mars 2017. Giuseppe Verdi : Rigoletto. Livret de Francesco Maria Piave d’après Le Roi s’amuse de Victor Hugo. Avec Rigoletto : Carlos Alvarez ; Gilda : Désirée Rancatore ; Le Duc de Mantoue : Javier Camarena ; Sparafucile : Ante Jerkunica ; Maddalena : Ketevan Kemoklidze Giovanna : Gemma Coma-Alabert ; Monterone : Gianfranco Montresor ; Marullo : Toni Marsol ; Matteo Borsa : Josep Fado ; Le Comte de Ceprano : Xavier Mendoza ; La Comtesse de Ceprano : Mercedes Gancedo : Le Page : Yordanka Leon. Chœur du Gran Teatre del Liceu ; Chef de chœur : Conxita Garcia. Orquestra Simfònica del Gran Teatre del Liceu. Direction musicale : Riccardo Frizza. Mise en scène : Monique Wagemakers ; Assistants mise en scène : Sike Meier et Albert Estany ; Décors : Michael Levine ; Costumes : Sandy Powell ; Lumières : Reiner Tweebeeke