Compte rendu rédigé par notre envoyé spécial, Sabino Pena Arcia.
Le jeune Quatuor Navarra vient au Louvre pour leur premier vrai concert en France. Formé au Royaume-Uni en 2002, puis perfectionné à Cologne auprès du quatuor Alban Berg, il compte déjà avec quelques prix internationaux d’importance (notamment Florence, 2005). A Paris, ils jouent le quatuor de Debussy, la création mondiale d’une pièce pour quatuor à cordes du compositeur français Michaël Levinas, et un quatuor « Milanais » de Mozart, montrant leur sensibilité musicale et l’individualité de l’écriture pour quatuor à cordes au cours des siècles.
Quatuor Navarra: l’individualité des siècles
La soirée commence avec le Quatuor à cordes n°6 en Si bémol majeur K 159 de Mozart. Composé à la fin de 1772 à l’âge de 16 ans lors de son séjour en Italie (et plus précisément à Milan pour la création de son opéra Lucio Silla K 135), il fait partie d’une série de six opus, peu conventionnels.
Le premier mouvement est un andante automnal d’un caractère à la fois élégant et tendre, évoluant parfois jusqu’à l’élégie mais sans pathos. Dès le début, l’exquise sonorité des instruments est remarquable, le quatuor compte avec deux instruments du XVIIe siècle (dont le premier violon) et un du XIXe. Il est frappant qu’il s’agisse d’un jeune quatuor jouant un quatuor de jeunesse car leur son est d’un sérieux qui révèle une maîtrise instrumentale très mûre. Les instrumentistes montrent avec précision et fermeté le joyeux mélange d’intimité et d’ouverture qui est au cœur de ce mouvement. L’allegro qui suit en sol mineur renvoie immédiatement aux deux symphonies dans la même tonalité que Mozart composera plus tard et qui font partie de ses chefs d’œuvre absolus (K 183 et K 550). Dans ce mouvement passionné, grandiose et sombre les interprètes jouent avec vivacité et une certaine gravité pourtant chantante qui n’est pas sans rappeler un air de fureur. Le rondo final plein de sensualité a également beaucoup de caractère. L’attention des instrumentistes aux modulations chromatiques crée une ambiance d’amusement générale et les contrastes bien définis, – surtout pertinents, montrent l’aspect tragicomique de l’œuvre du jeune Mozart.
La hautement anticipée création mondiale du Troisième Quatuor de M. Levinas (commande du Musée du Louvre) n’a pas été exécutée comme prévu. Seulement la première partie du quatuor a été jouée. Il s’agît en fait d’un mouvement pour alto et violoncelle jouant en double-corde. Le compositeur explique rapidement le concept dans la notice du programme, ainsi que son souci de l’histoire et la tradition et ses recherches sur la relation entre polyphonique et harmonique.
Le son de la sirène a inspiré l’artiste. Ce sont deux sirènes qu’on écoute. On est devant une minutie structurelle qui est tout-à-fait expansive mais pas obsessionnelle. L’influence de la musique spectrale est évidente. Ces sirènes qui se transforment perpétuellement sont en effet des variations contemporaines sur un thème postmoderne. Parfois glaciales, parfois brûlantes, jamais profondes. La sirène n’est qu’un point d’exclamation en elle-même. C’est le message exotérique derrière elle qui est intéressant. La tension du mouvement est prenante et les interprètes sont précis et concentrés. Vers la fin, la névrose, confondante et troublante se précise mais elle cède la marche, au seul moment calme de la pièce, comme si les sirènes étaient soudain dans une sorte de transe hallucinante qui finit abruptement en une forte dissonance.
Le Quatuor en sol mineur op. 10 de Claude Debussy composé en 1893, est une œuvre solitaire d’une grande variété structurelle et d’une fluidité de ligne et d’harmonie surprenante. L’indiscutable influence de Borodine et de Franck (la syntaxe formelle de l’un et la rhétorique cyclique de l’autre) ne distraient jamais de la grande originalité de Debussy, au contraire il s’agît des moyens qu’il utilise pour donner forme à sa propre voix pour ensuite se libérer de toute notion de forme rigide et immuable.
Le premier mouvement du quatuor « Animé et très décidé » commence avec la sûreté qu’un tel tempo impose. Le violoncelle est actif et parfois séducteur. Le discours de chaque instrument est d’une individualité étonnante ainsi que le traitement des thèmes musicaux. Un mouvement d’un caractère exotique et exubérant, ici le deuxième violon est complètement libéré, donnant un certain éclat païen et mystérieux où se mélangent une certaine énergie vitale avec la légèreté aérienne typique du Debussy symboliste.
Dans le deuxième mouvement « Assez vif et bien rythmé » c’est le tour de l’alto de s’émanciper. L’atmosphère est dansante et toujours exotique, l’ostinato et le pizzicato de Debussy, parfaitement maîtrisés par les interprètes, créent une ambiance qui peut avoir l’air tant tribal que cérémoniel. C’est un complexe et évocateur paysage musical rempli de sonorités gitanes et javanaises.
L’Andantino qui suit est d’une douceur tranquille et planante, sensuelle, voire sublime. Comme si les instruments caressaient l’ouïe. Les musiciens jouent de façon transparente et méticuleuse, n’hésitant jamais devant le chromatisme hautement originel du compositeur. L’exubérante subtilité de ce mouvement est comme un réveil chaleureux et méditatif, dont les silences et les soupirs sont éloquents et significatifs. Le finale « Très modéré – En animant peu à peu » a été le moment pour le premier violon de confirmer ses capacités. Le timbre et les couleurs sont impressionnantes, le rythme vivifiant. Les aventures tonales ici sont sombres mais jubilatoires; le mouvement, rempli des modulations transcendantes avec des intervalles stoïques et d’ostinato, représente une véritable extase sensorielle.
Le concert finit dans cet état d’esprit exalté avec beaucoup d’applaudissements, et les musiciens nous offrent le dernier mouvement du quatuor de Mozart en bis, clôturant la soirée avec une joie de vivre qui n’est pas sans humour ni caractère.
Paris. Auditorium du Louvre, le 5 octobre 2012.
Mozart, Levinas, Debussy.
Quatuor Navarra : Magnus Johnston (violon), Marije Ploemacher (violon), Simone van der Giessen (alto), Brian O’Kane (violoncelle).
Compte rendu rédigé par notre envoyé spécial, Sabino Pena Arcia.