Madrigal en procès
Denis Raisin Dadre a écrit le texte du spectacle où deux acteurs, incarnant les intervenants de la joute, le grave et argumenté Artusi (qui a consigné l’ensemble de ses déclarations critiques dans le recueil intitulé « Les imperfections de la musique moderne« , édité en 1600) et son contradicteur Luca, jeune partisan de l’avant garde, objectent et contre objectent, chacun contre les démonstrations de son rival.
L’intérêt du programme est d’alterner doctes principes, péroraisons musicologiques et exemples musicaux. Autant de subtils, et pourtant naturels artifices pour mieux cerner ce qui fait l’invention dangereuse et moderne du jeune Monteverdi et aussi, la richesse de la littérature madrigalesque.
Les 5 chanteurs de Doulce Mémoire auxquels répondent deux instrumentistes (harpe et luth) soulignent avec un engagement convaincant chacun des morceaux choisis par le fondateur de Doulce Mémoire pour étayer les propos des comédiens. Il a puisé essentiellement dans les livres IV et V des madrigaux de Monteverdi, offrant par exemple l’impertinent et harmoniquement dangereux Cruda Amarilli (Livre V, sur un poème de Guarini, mis en parallèle avec le même texte mis en musique par Marenzio), surtout dévoilant ce chemin halluciné du Piagn’e sospira (Livre IV, d’après Le Tasse)… Déjà en 1598, Monteverdi dévoile une science de l’alchimie mots/musique étonnante. De cette alliance réussie, où désormais l’expressivité musicale est servante de la poésie, allait naître tous les chefs d’oeuvre de l’histoire baroque. Ainsi se développe grâce à lui la musique des passions et du sentiments, et le genre promis à un riche avenir, l’opéra!
L’intelligence du texte dramatique sait sélectionner les meilleurs passages de la démonstration d’Artusi, en synthétisant ses idées majeures. Et l’on comprend parfaitement pourquoi Giaches de Wert, Cipiano de Rore, surtout Costanzo Porta, également chantés par les voix de Doulce Mémoire trouvent grâce aux yeux du Chanoine: écriture contrapuntique complexe et raffinée, harmonie rassurante, esthétique solaire et équilibrée qui rappelle combien la musique est manifestation de l’ordre divin…
En revanche, rien de tel avec Monteverdi qui « ose » renverser les modèles anciens et inféoder mélodie, rythme, temps à l’articulation expressive du mot. Les vertiges que nous brosse le poète-musicien sont ceux de la fureur ou de la langueur… en rien soumis à un système de pensée d’origine divine. C’est désormais tout un ordre nouveau qui surgit avec le génial Claudio: le Divin cède le pas à l’Humain. La ferveur au sentiment. L’élévation à la passion. Tout s’est joué quelques années avant 1600. Exactement quand le peintre Caravage renouvelle la grammaire pictural par un souffle inédit doué de réalisme, de poésie, d’humanité…
Cette révolution nous est clairement expliquée en un programme enchanteur. D’autant qu’à l’appui de la clarté et de la découverte, Doule Mémoire nous permet de réviser aussi les perles incontournables de l’art du madrigal. Ecoutez plutôt ce chant terrassé, des voix hagards et suspendues dans ce qui semble être, pour Denis Raisin Dadre, le testament artistique de Marenzio: Solo e pensoso (d’après Pétrarque) où les deux voix de soprano et de basse échafaudent une course harmonique vertigineuse (Livre IX de madrigaux, édité en 1599). Aux côtés des oeuvres de Monteverdi, celles de ses contemporains renaissent d’un éclairage vivifiant. L’auditeur est conduit d’un madrigal à l’autre, se délectant des mots comme des trouvailles harmoniques, précipitations rythmiques, science contrapuntique, visions divines, vertiges émotionnels…
Sens de la respiration, articulation et projection intuitive du texte, nuances dynamiques, vocalità puissante mais jamais hurlée, équilibre des parties entre elles, comme dialoguées à la façon de la musique de chambre,… les qualités de Doulce Mémoire sont évidentes: les interprètes sont comme le sujet proposé: frappants, saisissants, justes. Programme nouveau, d’autant plus incontournable qu’il est proposé en tournée cet été et à l’automne 2009. Ne le manquez pas: vous pourrez y goûter la violence réformatrice de Monteverdi qu’Artusi avait été l’un des premiers à discerner en une attaque désormais éclairante. Courrez voir ce spectacle madrigalesque: c’est l’un des plus aboutis, nés du laboratoire musical de Doulce Mémoire.
Paris. Cité de la musique, mardi 12 mai 2009. « Le Procès de Monteverdi ». La controverse Artusi/ Monteverdi. Denis Raisin Dadre, écriture du texte et direction musicale. Philippe Vallepin, comédien (Artusi). Alan Masselin, comédien (Luca). Doulce Mémoire: Véronique Bourin, soprano. Clara Coutouly, soprano. Paulin Bündgen, alto. Olivier Coiffet, ténor. Marc Busnel, basse. Pascale Boquet, théorbe. Marie Bournisie, harpe.
Illustration: Denis Raisin Dadre (DR)