Pour créer sa tétralogie mythologique, Wagner a dû réunir des œuvres de sources différentes qu’il a amalgamés en une unité nouvelle. Il s’est servi du mythe et des symboles des poèmes de l’Edda, chants scandinaves recueillis au XIIème siècle, qu’il a réinterprétés de façon arbitraire selon ses préjugés; ainsi que de l’histoire du couple héroïque du poème épique allemand Nibelungue-Nôt. Il situe pourtant sa tragédie au moment d’un mythique commencement du monde et abandonne le drame historique au profit du mythe, réalisant une œuvre profondément personnelle, imprégnée par sa philosophie et par son expérience humaine. Le compositeur brosse ainsi un saisissant tableau de la condition de l’homme où s’expriment la crise et les contradictions de la civilisation capitaliste du XIXème siècle.
L’Anneau du Nibelung débute cette nuit à l’Opéra Bastille dans une reprise de la mise en scène controversée, – mais surtout cohérente, de Günter Krämer créée en 2010. Une occasion très spéciale pour le public parisien puisque le cycle complet est présenté à l’Opéra National de Paris après une absence de plus de 50 ans!
Rêve doré ou réalité enchanteresse
Avec Wagner, il est impossible d’être objectif sans paraître méchant ni d’être enthousiaste sans que cela soit un peu gênant… C’est pourquoi nous relèverons surtout la prestation des artistes plus que les valeurs éthiques, littéraires ou musicales de l’œuvre-phare du maître leipzigeois. L’Orchestre de l’Opéra National de Paris sous la baguette raffinée de Philippe Jordan impressionne davantage pendant les moments les plus ouvertement descriptifs, telle que la forge au Nibelheim d’une efficacité dramatique très stimulante ou l’ascension au Walhalla tout-à-fait ensorcelante! Pour le reste, les musiciens maîtrisent parfaitement le développement des leitmotivs ; ils se concertent correctement pour ne pas anéantir le chant, mais au contraire pour le suivre avec prudence et justesse. Dans l’Or du Rhin, certes la force symphonique conduit véritablement le drame, plus que les chanteurs ou la prose de Wagner, mais nous nous réjouissons que ce soir la distribution soit à la hauteur de l’œuvre, fortement pressenties par les Wagnériens et mélomanes du monde entier (les sous-titres sont d’ailleurs en français et anglais, une rareté!).
Les ondines qui ouvrent l’œuvre (Caroline Stein, Louise Callinan, Wiebke Lehmkuhl) ont un début quelque peu incertain, comme d’habitude, puisqu’il est toujours très difficile de les faire nager et chanter au même temps. La réponse de Krämer à ce défi dramaturgique est ingénieuse mais un peu déconcertante. Cependant les chanteuses réussissent très vite à s’imposer vocalement et leur jeu s’accorde parfaitement à la scène, au piquant sans pareil dans l’opus du compositeur.
Vient l’Alberich de Peter Sidhom, dont l’intensité dérangeante ne se traduit pas toujours en véritable force. Il gagne en expression au cours de la présentation et inquiète davantage lors de la malédiction de l’anneau volé par Wotan. Ce dernier, dieu tout puissant, est interprété par un Thomas Johannes Mayer qui dégage plus de l’insolence hautaine que de la puissance capricieuse. Sa prestation est progressive, et malgré sa réserve, satisfaisante.
La cour des dieux nordiques est riche en talents. Sophie Koch, grandissime mezzo mozartienne, a une prestance sur scène exquise en tant que Fricka. Sa voix d’une très belle sonorité n’est pas tout-à-fait wagnérienne, mais cela se traduit en une performance pleine de charme et un grand sens humain. Edith Haller, pour ses débuts à l’Opéra National de Paris, est une Freia incroyable, une véritable et agréable surprise. Elle est ravissante dans le rôle et sa voix d’une grande puissance est parfaite pour Wagner. Nous l’attendons déjà avec impatience dans le dernier épisode de la Tétralogie en mai/juin 2013, dans les rôles de Gutrune et de la deuxième Norne.
Les hommes brillent moins. Bernard Richter à la belle voix est un Froh correct et d’une beauté rarement juvénile. Samuel Youn est, quant à lui, un Donner de caractère qui éblouit surtout à la fin avec sa voix qui se projette facilement dans la salle. Le Loge de Kim Begley est exceptionnel dans ce sens. Ce demi-dieu du feu éclipse la cour des dieux avec son immense talent de comédien et de chanteur. Son habit de clown n’affecte en rien son art de la déclamation d’une séduction enivrante.
Les géants sont du coté de Begley en ce qui concerne l’énorme attrait de leur chant. Lars Woldt fait son début à l’Opéra de Paris dans le rôle de Fasolt, nous ne le reverrons malheureusement plus dans la saison, dommage car son chant émeut, plein de cœur et engagé et sa voix est vaste et chaleureuse : une prestation courte mais mémorable. Günther Groissböck en Fafner attire également l’attention, il est le géant le plus effrayant et séduisant que nous ayons vu et entendu. Nous le reverrons avec plaisir dans le rôle de Hunding dans la Walkyrie. En ce qui concerne les rôles de Mime et d’Erda, Wolfgang Ablinger-Sperrhacke et Qiu Lin Zhang sont très convaincants, lui par sa performance tragicomique pleine d’esprit, elle par sa prestance édifiante.
L’Or du Rhin, le début de la fin
La transposition de Günter Krämer est frappante d’un point de vue visuel. Si certains membres de l’auditoire se plaignent du manque de « magie », dans le sens traditionnel du terme, ou de ses idées un peu kitsch et décalées, saluons l’efficacité dramaturgique de la réalisation. Les nombreuses astuces que Krämer met en place pour s’attaquer à une œuvre qui n’a jamais été facile à mettre en scène s’avèrent finalement convaincantes. Les ondines aux balançoires, les géants et leur armée presque interactive, le Nibelheim d’un réalisme saisissant et très originel, et le Walhalla, abstrait et métaphorique, entre autres, frappent l’esprit. On comprend dès lors comment Wagner présente en effet une adaptation des mythes nordiques comme un ersatz de l’histoire universelle. Krämer n’a pas tort de présenter un réalisme abstrait à la place d’une quelconque féerie romantique.
Cycle Wagner à Paris. L’œuvre-phare du compositeur n’a jamais cessé d’éveiller les passions les plus intenses chez ses détracteurs comme chez ses admirateurs. Nous sommes très heureux de pouvoir profiter du cycle entier de la Tétralogie de l’Anneau du Nibelung pour cette année Wagner. Il reste donc incontournable de vivre pour l’année Wagner 2013, cette expérience unique dans la plus prestigieuse de nos maisons lyriques, l’Opéra National de Paris. L’or du Rhin est à l’affiche de la maison parisienne les 4, 7, 10 et 12 février 2013. Puis suivront les 17, 20, 24, 28 février / 3, 6, 10 mars pour la Walkyrie; les 21, 25, 29 mars, 3, 7, 11, 15 avril pour Siegfried et les 21, 25, 30 mai / 3, 7, 12, 16 juin pour Le Crépuscule des Dieux. Vous pouvez également suivre le Festival Wagner dans tout son prestige et son intensité comme dans sa continuité, débutant le 18 et finissant le 26 juin.
L’année Wagner 2013 promet aussi un cru exceptionnel à Dijon sous la baguette de Richard Wagner en octobre 2013. Lire notre dossier Wagner 2013.
Paris. Opéra Bastille, le 29 janvier 2013. L’Or du Rhin, prologue en 4 scènes au festival scénique l’Anneau du Nibelung, musique et livret de Richard Wagner. Kim Begley, Sophie Koch… Orchestre de l’Opéra National de Paris. Philippe Jordan, direction. Günter Krämer, mise en scène.