D’emblée, c’est Verdi qui ouvre le bal, pas de tour de chauffe de prévu pour les chanteurs, les choses sérieuses commencent dès le premier air.
Après une ouverture de la Force du Destin rondement menée par un Orchestre National d’Île de France aux cordes soyeuses, notamment les violoncelles et les contrebasses, d’une belle assise, Ludovic Tézier, pourtant annoncé souffrant, se lance courageusement dans la scène de Renato du Bal Masqué. Malgré quelques aigus écourtés au début du récitatif, il parvient à venir à bout de cet air redoutable avec aplomb. Pourtant, force est de constater que la largeur de l’écriture verdienne ne lui convient pas naturellement, le montrant obligé d’assombrir le médium et de surcouvrir l’aigu, qui rayonne de fait peu et peine à emplir la salle. Rigoletto expose les mêmes limites, parfois couvert par l’orchestre, malgré une belle expressivité et une crédibilité dramatique très émouvante. Posa lui sied davantage, étant l’un des rôles de baryton verdien parmi les plus lyriques. La longue cantilène lentement étirée lui donne l’occasion enfin de chanter clair et fin, avec un beau legato à l’archet et des phrases déroulées sans respirer. L’air de Werther – qu’il bisse –, même si bien chanté, le flattant peu de part son écriture particulière dans sa version pour baryton –, c’est bien avec Zurga qu’on redécouvre sa véritable voix. Dans cet air taillé pour sa voix, il démontre quel beau baryton lyrique il est réellement, sans affectation, tout en noblesse et retenue. Porté par le texte en français, semblant chercher simplement à dire les mots dans leur naturel et leur couleur juste, l’instrument prend ainsi de l’ampleur, s’ouvre et porte davantage au loin, comme libéré par un retour à la lumière du timbre. Il était temps !
Avec Joseph Calleja, encore trop peu connu en France, nous tenons l’exact opposé, l’absolu contraire, tant l’émission est haute et claire, d’une luminosité unique aujourd’hui. Dès son premier son dans le Bal Masqué, on est stupéfait par la radiance de sa voix, qui résonne littéralement et enveloppe la salle. Il domine sans effort l’orchestre, semblant même parfois flotter au-dessus de lui, dans une directivité sonore toute en direction du public, une extériorisation du son devenue rarissime aujourd’hui.
Double générosité
De plus, l’instrument sonne large et corsé, en authentique ténor lyrique latin, et, plus rare encore, d’une homogénéité parfaite du grave à l’aigu, sans passage apparent, comme mixte de haut en bas. Comme si Beniamino Gigli et Luciano Pavarotti avaient fusionné avec Alain Vanzo. Cette émission étonnante donne ainsi à tout ce qu’il chante un air de facilité, et lui offre la possibilité de toutes les nuances. Son air de Luisa Miller est à ce titre éloquent, chanté mezzo forte, irisé de couleurs et legato superbement maîtrisé. Avec Cavaradossi, non content de faire admirer les qualités vocales précédentes, il met toute la salle en émoi par un diminuendo irréel dans l’aigu, exécuté avec maestria, parfaitement timbré, devant lequel on ne peut s’empêcher de s’enthousiasmer, tant la performance semble d’un autre temps. Le public réclamant le bis, le ténor, heureux et amusé, le concède de bon cœur, avec la même réussite que la première fois. Dans Roméo, il démontre son affinité avec le répertoire français. La pureté de sa diction et la clarté absolue de ses voyelles rendent son texte parfaitement intelligible, et on se plaît avec jubilation à le voir s’appliquer, durant les premiers mots, à grasseyer consciencieusement les r ainsi qu’on a du le lui conseiller,… pour se laisser aller à les rouler généreusement la minute d’après, libérant dans le même temps toute sa voix, bridée par des efforts de diction anti-naturels pour lui, pour la laisser rayonner à plaisir.
Peu de duos, en fin de compte : celui de la Bohème et celui des Pêcheurs de Perles, dans lequel un manque de répétitions se fait sentir. En outre, de par leur émission vocale très opposée, les deux chanteurs ont audiblement du mal à trouver un équilibre entre leurs voix, celle de Calleja dominant toujours celle Tézier, qu’on devine souvent plus qu’on entend, sans doute fatigué.
Le public, mis en délire par la générosité des deux artistes, réclame des bis : pour Calleja, c’est un « O sole mio » tout en nuances et couronné par un trille inattendu – et parfait – dans l’aigu ; pour Tézier, c’est l’air du Champagne du Don Giovanni mozartien, qui le sent puisant dans ses ultimes réserves. Et pour clore ce concert festif, un ultime bis, tout à fait unique : la reprise de l’air de Werther, à la fois pour baryton et ténor, dans lequel les deux chanteurs se donnent sans compter, avec fougue et passion, défendant chacun dans leur tessiture, la sincérité et les blessures de l’air choisi.
L’orchestre, dirigé puissamment par Frédéric Chaslin, se révèle particulièrement à son aise dans les deux pièces purement orchestrales qu’il propose durant le concert, le bouleversant intermezzo de Manon Lescaut de Puccini, et l’ouverture colorée de la Djamileh de Bizet, véritable rareté.
Une très belle soirée, saluée longuement par des spectateurs heureux, dont nous sommes.
Paris. Théâtre des Champs-Elysées, 7 novembre 2011. Giuseppe Verdi : La Forza del Destino, Ouverture ; Un Ballo in Maschera, « Alzati, là tuo figlio… Eri tu che macchiavi quell’anima », « Forse la soglia attinse… Ma se m’è forza perderti » ; Rigoletto, « Cortigiani, vil razza dannata » ; Luisa Miller, « Oh ! Fede negar potessi… Quando le sere al placido » ; Don Carlo, « O Carlo, ascolta ». Giacomo Puccini : La Bohème, « O Mimi, tu più non torni » ; Tosca, « E lucevan le stelle » ; Manon Lescaut, Intermezzo. Charles Gounod : Roméo et Juliette, « Ah, lève-toi soleil ». Jules Massenet : Werther, « Pourquoi me réveiller ». Georges Bizet : Djamileh, Ouverture ; Les Pêcheurs de Perles, « L’orage s’est calmé », « Au fond du temple saint ». Joseph Calleja, ténor, et Ludovic Tézier, baryton. Orchestre National d’Île-de-France. Frédéric Chaslin, direction