Prima donna assoluta adulée à travers le monde, au répertoire d’une variété extraordinaire et d’une longévité vocale devenue déjà légendaire, la soprano slovaque Edita Gruberova n’a, paradoxalement, que peu chanté en France.
C’est dire avec quelle ferveur ce récital parisien était attendu depuis des semaines, voire des mois, par des centaines de passionnés et de mélomanes. Ferveur qui fut récompensée au-delà de toute espérance, tant l’art, lorsqu’il est amené à ce degré de perfection, parvient à défier la course du temps et à la stopper dans son vol.
Car ce qu’a proposé la Gruberova ce soir s’élevait au-dessus de toute humanité, lui permettant d’accéder au rang rare des divinités, une diva dans toute sa splendeur – le terme diva ne signifiant rien d’autre que déesse – et, peut-être, actuellement, la seule – ou presque – à pouvoir prétendre de plein droit à ce titre.
Le programme, d’une lourdeur ahurissante, n’est que le signe extérieur de la domination vocale de cette femme : aussi long que celui d’au moins deux chanteuses.
Dès son entrée, la cantatrice s’impose par sa force, sa noblesse naturelle et son port de reine. Le public, visiblement heureux de la retrouver après une si longue absence, lui fait fête avant même qu’elle ait chanté une seule note.
Dès la première syllabe du terrifiant air de Constance, l’évidence s’impose : la chanteuse se trouve dans une forme vocale exceptionnelle, et la soirée sera belle, fort belle. Cette aria, redoutée entre toutes, véritable morceau de bravoure allié à un grand dramatisme interprétatif, ne lui sert, à elle, qu’à chauffer son instrument. Et quel échauffement : ample, large, d’une richesse résonantielle unique, porteur d’un son enveloppant, projeté jusqu’au fond de la salle. La jeunesse de la voix est toujours là, l’instrument semble n’avoir pas changé depuis plus de dix ans.
Dans la scène de la folie de Lucia di Lammermoor, la diva déploie l’infinité de couleurs dont elle sait user, à la manière de la plus habile des coloristes et de la plus raffinée des orfèvres, passant avec une facilité déconcertante du forte le plus percutant au pianissimo le plus diaphane et adamantin, ténu, parfois à la limite de l’inaudible, avec une maîtrise du souffle dans les sons filés qui tient du miracle, le public, retenant son souffle parfois jusqu’à l’asphyxie, ne sachant bien souvent plus d’où vient le son, ni comment il est produit et par quelle soufflerie de forge il est alimenté. Le legato est celui d’une musicienne de haut rang, tel un collier de perles où chaque son naît du précédent et meurt dans le suivant, comme si jamais elle ne devait prendre sa respiration. Le dialogue avec la flûte en devient littéralement celui de deux instruments à vent, chacun s’efforçant de puiser chez l’autre sa netteté et sa pureté. L’agilité est stupéfiante, parfaitement sur le souffle, régulière, tressée, comme un ruban qui se déroule et s’enroule sur lui-même, d’une précision rare, ainsi que le trille, battu à la perfection. Et le suraigu, dont on pouvait craindre que l’âge l’ait altéré, il se déploie et éclate, triomphant, puissant, d’une richesse à laquelle peu de chanteuses peuvent se mesurer. La salle, tendue comme un arc prêt à se rompre, suspendue aux lèvres et à la voix de « sa » diva, explose, exulte, jubile, trépigne, hurle sa joie et son bonheur. Le pari est déjà gagné.
S’identifiant à Imogene, du Pirate de Bellini, elle continue à démontrer la largeur de l’éventail de sa palette technique belcantiste. Certes, cette scène exige d’elle des notes graves qui n’ont jamais été la meilleure partie de sa voix, des notes qu’elle n’appuie jamais, mais qu’elle chante comme dans un souffle – sans doute l’un des secrets de la santé encore éclatante de son aigu – et le passage des registres, associé à un investissement dramatique plus virulent que celui, tout en retenue et en douce folie, de Lucia, se fait parfois audible, mais l’ampleur de sa voix et la finesse de sa ligne de chant ne peuvent qu’emporter l’adhésion.
Avec Elisabetta de Roberto Devereux, la Gruberova retrouve l’un de ses rôles les plus accomplis. La caractérisation du personnage est d’une grande finesse, tant vocale que psychologique, toujours habitée, jamais surjouée, et sent l’expérience de la scène. Chaque mot est vécu, chaque inflexion est pesée, dosée, sculptée, de l’abattement le plus profond à la colère la plus noire. Quant au style, d’une école toute viennoise, il peut sembler parfois hors de propos dans cette esthétique, italienne par excellence, mais il est aussi savamment cultivé comme l’une des marques de la chanteuse, reconnaissable entre mille dans ce répertoire. Aidée par trois jeunes chanteurs venus lui donner la réplique, elle laisse disparaître la cantatrice derrière la reine outragée, jusqu’au suraigu final, éclatant et assuré, faisant une fois encore délirer un public tout à sa joie et au plaisir d’entendre le bel canto servi dans toute sa splendeur. Les ovations semblent sans fin, la jubilation sans mesure.
Cédant à l’insistance d’une salle en délire, la chanteuse se lance avec un plaisir gourmand dans l’air d’Adèle de la Chauve-Souris « Spiel ich die Unschunld vom Lande », véritable petit bonbon, sucrerie musicale dégustée avec autant de ravissement par l’interprète que par son public, son style typiquement viennois faisant merveille ici. Dans cette pièce, elle ose toutes les facéties, des mines de petite fille aux éclats de rire tonitruants, allant même jusqu’à se singer elle-même en de savants glissandi argentés, d’une bonne humeur communicative.
Le public défaille, certains spectateurs proposent déjà une idée de second bis : « Zerbinetta », s’écrie une voix. « Zerbinetta, demain », répond, amusée, la diva.
Certains remercient directement leur idole de vive voix : « Mille grazie » lance quelqu’un.
Mais le deuxième bis est lancé, comme une promenade de santé, pas moins que l’air de Linda di Chamounix de Donizetti, aria virtuose dont elle se joue avec simplicité et naturel, les difficultés et autres pièges hérissant la partition lui semblant aussi faciles et évidents à franchir qu’une simple comptine, d’une aisance qui laisse pantois.
Et, pour achever sur une note légère cette soirée, elle reprend l’air d’Adèle, avec toujours le même bonheur pour tous, avant de se retirer, visiblement comblée, sous une pluie de bravi.
Complice, soutien et partenaire, Friedrich Haider, son époux, la porte littéralement, tisse un véritable tapis orchestral sous les notes de son instrument, tenant entre ses mains le bel Orchestre Philharmonique d’Oviedo, jeune phalange espagnole dont il est le chef titulaire, à la sonorité chaude et caressante, d’une belle précision, interprétant par ailleurs un beau programme, d’une originalité peu commune, composé de raretés, de Wolf-Ferrari à Chapi, jouées avec goût et raffinement et une fougue électrisante.
Une soirée inoubliable, durant laquelle la prima donna la plus assoluta de notre époque nous a permis de goûter, à travers un art d’une immensité presque indicible, à un petit moment d’éternité.
Paris. Théâtre des Champs-Elysées, 17 décembre 2009. Wolfgang Amadeus Mozart : Der Schauspieldirektor, Ouverture ; Die Entführung aus dem Serail, « Martern aller Arten ». Ermanno Wolf-Ferrari : I Quattro Rusteghi, Vorspiel et intermezzo ; Il Segreto di Susanna, Ouverture. Gaetano Donizetti : Lucia di Lammermoor, « Il dolce suono », « Spargi d’amaro pianto ». Ruperto Chapi : Preludio de la Revoltosa. Vincenzo Bellini : Il Pirata, « Oh, s’io potessi », « Col sorriso », « O sole, ti vela ». Gaetano Donizetti : Roberto Devereux, Ouverture, « E sara, in questi orribili », « Vivi, ingrato », « Quel sangue ». Edita Gruberova, soprano. Orchestre Philharmonique d’Oviedo. Friedrich Haider, direction
Télé: ne manquez pas le portrait que diffuse Arte: Edita Gruberova, l’art du bel canto. Documentaire, 2008. Le 11 janvier 2010 à 22h30.