jeudi 24 avril 2025

Paris. Théâtre des Champs Elysées, le 19 novembre 2008. Weber, Berlioz: La mort de Cléopâtre. Schubert Anna Caterina Antonacci, soprano. Ensemble Orchestral de Paris. John Nelson, direction

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Programme intelligent que celui proposé par l ‘Ensemble Orchestral de Paris: trois « manifestes » du romantisme musical, tous trois écrits dans les années 1820. Véritable oeuvre symphonique à part entière, l’ouverture du Freischütz est une belle innovation formelle (la partie peut être détachée de l’opéra qui suit, en annonçant la couleur dramatique à venir, sans en dévoiler les thèmes à la façon d’une sélection… son autonomie et son unité annoncent en cela les oeuvres symphoniques à programme de Liszt et de Berlioz, lequel suit immédiatement dans le déroulement de la soirée.

Rien de tel en effet que l’Ouverture du Freischütz (1821) pour chauffer tous les pupitres de l’orchestre: du sombre univers de Samiel (le chasseur noir), à l’essor lumineux de l’amoureuse Agathe, des tutti rugissants, qui ouvrent la deuxième partie (après un formidable accord qui sonne comme une aube nouvelle), aux solos caressants de la clarinette entre autres dont le chant suave et grave dit la présence de la forêt, à la fois inquiétante et fascinante. Voici une partition dense et contrastée, avec sa gradation des ténèbres vers l’éclat final qui permet à l’orchestre de présenter sa vraie mesure. Les cuivres en particulier, et surtout les cors, ronds et opulents, sont l’emblème d’un ouvrage où paraissent continûment les chasseurs.

John Nelson connaît bien les capacités de l’orchestre qu’il a dirigé pendant 10 années (1998-2008). A mains nues, le chef qui a été nommé directeur musical honoraire de l’EOP, se montre souple, clair, déterminé, exigeant des cordes, la tension nécessaire et l’expressivité mordante et suggestive d’un opus généreux en lyrique et en fantastique. L’architecture est impeccable, et même s’il manque une ampleur et un souffle, peut-être empêché par l’acoustique de la salle qui concentre le son, le geste du maestro se montre fluide et naturel, d’une vitalité rythmique, d’un flux dramatique communicatifs qui préparent parfaitement au volet suivant dont on sent que la soliste a fait déplacer la foule des grands soirs, heureuse de retrouver une diva magnétique: elle a triomphé ici dans un spectacle prenant, tissé de lamenti baroques, taillé pour sa démesure tragique et son souci du texte (intitulé Era la notte, en référence à un programme précédemment enregistré au disque chez Naïve). Les parisiens aiment sans réserve la soprano Anna Caterina Antonacci, depuis sa Cassandre phénoménale dans la production des Troyens au Châtelet sous la direction de John Eliot Gardiner, dont le dvd fort heureusement a fixé la réussite mémorable.

L’attente n’est pas déçue. C’est une cantatrice au sommet de son art qui se donne au devant de la scène: aigus puissants et couverts, articulation exemplaire, accentuation du texte naturelle et pourtant déclamée, avec style, sans grandiloquence, avec gravité et expression, sans appui ni maniérisme pour une Mort de Cléopâtre qui reste la Cantate la plus violente et là aussi, fantastique de son auteur (1829). Tout l’orchestre suit simplement la force et la violence du texte (rédigé en octosyllabes par Pierre-Ange Vieillard). Cléopâtre reste une pièce radicale de la part du jeune Berlioz qui se présente depuis plusieurs fois au Prix de Rome. Mais là, le compositeur ne se fixe aucune limite si ce n’est celle, dans l’admiration de Gluck, de la vérité héroïque et tragique, inspirée par le sujet de l’histoire antique. Aucune hésitation dans l’incarnation: Antonacci est la Reine d’Egypte. Port de souveraine, superbe présence, mais aussi tendresse et sensibilité exquise qui révèle sous la carrure royale, la femme, entière, passionnée, extrêmiste, suicidaire.
Il reste passionnant de suivre le texte au fur et à mesure de son interprétation. Exhortation, imprécation, exhalaison, dépit, amertume, renoncement… part du lugubre et du morbide… la Souveraine, veuve d’Antoine, vaincue par Octave, rejoint César dans la mort, après s’être suicidée par la morsure d’un reptile… Le coup fatal est à peine suggéré dans le texte, mais il est amplifié dans l’orchestre, par une série d’ostinatos lugubres aux contrebasses, associés à un océan mesuré de trémolos aux violoncelles, dont l’agitation furieuse indique le bouillonnement du sang sous le feu du poison mortel. Berlioz, avant Les Troyens, dévoile son génie dramatique: de toute évidence, le jury confronté à une telle démesure, anti académique, refusa la partition et n’accepta le jeune candidat que l’année d’après, en 1830 , avec son autre (et quatrième!) cantate: Sardanapale.
Au préalable, le compositeur excelle dans l’évocation du funèbre et des gouffres infernaux: quand Cléopâtre invoque ses ancêtres Lagides, « grands pharaons« , l’orchestre descend jusqu’aux sombres caveaux des pyramides, installant un climat d’horreur et de désespérante amertume. Ici la Reine sait qu’elle va mourir, et la nuit qu’elle cite, s’accomplira en ne connaissant pas de fin.
L’orchestre sait répondre à l’imprécation rageuse et radicale de la soprano ferraraise qui impose un « spinto » souverain, articulé, franc et nettement projeté. Nelson atténue et caresse les pianissimos mordants, ultimes convulsions d’un coeur qui a cessé de battre, qui concluent seuls, le destin de la plus belle femme du monde. Clarté, engagement: la tenue des musiciens est plus qu’honorable: palpitante, jusqu’au dernier souffle.

Maillon inqualifiable tant sa singularité s’énonce aujourd’hui avec majesté, la 9ème de Schubert (1826) est un monument de l’écriture symphonique du XIXème, entre Beethoven et Bruckner. L’orchestre tout autant engagé qu’en première partie de programme sait souligner « les longueurs célestes » dont a parlé Schumann (le découvreur de la partition après la mort de Schubert): c’est le portique saisissant des aspirations du héros, ardent par ses angoisses, fort par sa tendresse et ses déclarations intimes. Sous la baguette du maestro Nelson, les paysages des mondes inexplorés se précisent, grandioses et humains, comme un pont jeté entre cet autre sommet qu’est la 9è de Beethoven, et les opus spectaculaires et mystiques de l’ardent autant que sincère Anton Bruckner. Superbe soirée.

Paris. Théâtre des Champs Elysées, le 19 novembre 2008. Carl Maria von Weber (1786-1826): Ouverture du Freischütz. Hector Berlioz (1803-1869): La mort de Cléopâtre, cantate pour le prix de Rome, 1829. Franz Schubert (1797-1828): Symphonie n°9 en ut majeur « La Grande ». Anna Caterina Antonacci, soprano. Ensemble Orchestral de Paris. John Nelson, direction

Illustrations: Anna Caterina Antonacci (DR), Hector Berlioz, John Nelson © D.Zaugh

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