Joyce DiDonato, ou le plaisir de chanter
Après une Sinfonietta de Poulenc superbement exécutée, avec brillance, délicatesse et panache, par l’Orchestre de l’Opéra National de Lyon, mais plutôt incongrue dans cette thématique parfaitement maîtrisée, la chanteuse saute à pieds joints dans les palpitations adolescentes et énamourées du jeune page Chérubin. Pleine d’énergie, Joyce DiDonato affiche une belle santé vocale et une capacité à crayonner un personnage en quelques mots. Tout au plus pourrait-on lui reprocher une tendance à outrer le son, à grossir l’émission et quelques attaques en coups de glottes lorsqu’elle cherche à dramatiser le propos.
Contraste saisissant, dans le même morceau, avec les montées vers l’aigu, pianissimo, d’une finesse infinie. Sans parler des silences entre les notes qu’elle sait habiter comme peu.
Et c’est de sa Suzanne, avec l’air « des marroniers », que vient la surprise.
La tessiture de la camériste est certes hybride, un second soprano davantage que la « soubrette » à laquelle on distribue encore souvent le rôle, mais une telle métamorphose vocale, cela reste rarissime. Tout de douceur et de raffinement, comme un souffle, un zéphir, cet air coule dans la voix de la belle américaine avec une évidence déconcertante. La voix elle-même s’en trouve transformée, sans plus aucun son sombré ni appuyé, mais, au contraire, une pureté d’émission quasi-sopranisante, une délicatesse dans la façon de déposer les sons proprement enivrante. Une très grande leçon de musique.
Place ensuite au Sesto de la Clémence de Titus de Gluck, dans son air d’adieu à Vitellia, calme, serein et apaisé. A l’introduction mélodique déchirante du hautbois répond le velours calme de la chanteuse, dans une couleur mélancolique et tendre qui lui convient à merveille et où elle peut une nouvelle fois faire admirer la délicatesse de son émission.
A ce doux Sesto de Gluck répond la fureur de la Vitella mozartienne, un soprano, une nouvelle fois. L’ambigüité de l’instrument de la cantatrice refait surface, mais force est de constater qu’elle s’en sert avec art et triomphe vaillamment de cette tessiture difficile. Certains sons se révèlent toujours plus artificiels dans cette rage explosive, certains graves sonnent fortement appuyés afin de les rendre plus sonores et plus dramatiques, mais ce ne sont que broutilles face à la maîtrise technique de l’artiste et à son extraordinaire charisme scénique.
L’entracte passé, l’orchestre se lance dans une superbe ouverture d’Iphigénie en Aulide, après quoi est donnée à entendre l’Eurydice… d’Offenbach. Pour une mezzo, un choix rien moins que surprenant. Mais il ne s’agit que des courtes phrases de la mort de la jeune femme, qui prennent des teintes surprenantes dans cette voix plus corsée que le soprano aigu pour lequel est écrit le personnage.
Une mort d’Eurydice qui amène tout naturellement à l’Orphée de Gluck réadapté par Berlioz. Voilà un emploi qui convient superbement au timbre et aux moyens vocaux de Joyce DiDonato. Les rondeurs sombres sont bien là, mais, paradoxalement, la brillance demeure. Un alliage de clairs-obscurs du plus bel effet, toujours dans la noblesse du héros. La virtuosité est assumée avec panache, notamment dans une cadence a cappella inattendue, grand moment de démonstration vocale, semblant sans limite, et totalement électrisante.
Berlioz toujours, avec la brillantissime ouverture de Béatrice et Bénédict, faisant la part belle à des cuivres en pleine santé et visiblement heureux de pouvoir s’en donner à cœur joie.
Et, pour clore ce programme rondement mené, le cheval de bataille de la chanteuse : le rondo final de la Cenerentola de Rossini. L’agilité démentielle de « Non più mesta », Joyce DiDonato la possède au plus haut point, allant jusqu’à se permettre des variations inédites, éclairs de nouveauté qui rajoutent encore à cette impression de démesure vocale. Mais ce que nous retiendrons de cet air, c’est encore bien davantage la finesse de « Nacqui all’affanno », partie lente et délicate, qui met à mal bien des chanteuses. La mezzo sait la ciseler comme peu aujourd’hui, passant de la mélancolie à la compassion, jusqu’à la joie, en jouant simplement sur les reflets de sa voix, avec une infinité de couleurs et d’inflexions. Toujours cet art qu’elle sait déployer dans les airs lents réclamants douceur et pureté, dont elle est maîtresse, et dont elle semble se griser elle-même. Un art et un bonheur partagé qui ont littéralement conquis la salle.
Après s’être adressée au public, lui faisant part de son plaisir d’être là, elle lui offre en unique bis le célèbre air « Parto, parto » de Mozart, ce Sesto tendant la main à son homonyme chez Gluck. Superbement écrit pour sa voix, coloré avec art, un superbe point final à ce concert.
Saluons également l’accompagnement remarquable de l’Orchestre de l’Opéra National de Lyon, excellemment dirigé par Kazushi Ono. Le chef japonais sait dérouler un tapis sonore sous la voix de la chanteuse, il respire et fait respirer les musiciens avec elle, ainsi que savent le faire les grands maestri.
Une superbe soirée, durant laquelle, au sein d’un programme parfaitement construit, Joyce DiDonato, au-delà d’un professionnalisme sans faille et d’un travail d’une minutie rare, a démontré une fois de plus le plaisir évident qu’elle prend à faire ce beau métier qui est le sien.
Paris. Théâtre des Champs-Elysées, 22 septembre 2010. Francis Poulenc : Sinfonietta, Allegro con fuoco, Molto vivace. Wolfgang Amadeus Mozart : Le Nozze di Figaro, Air de Chérubin « Non so più » ; Air de Suzanne « Deh vieni non tardar ». Francis Poulenc : Sinfonietta, Andante cantabile, Final. Christoph Willibald von Gluck : La Clemenza di Tito, Air de Sesto « Se mai senti spirarti sul volto ». Wolfgang Amadeus Mozart : La Clemenza di Tito, Air de Vitellia « Non più di fiori ». Christoph Willibald von Gluck : Iphigénie en Aulide, Ouverture. Jacques Offenbach : Orphée aux Enfers, Mort d’Eurydice « La mort m’apparaît souriante ». Christoph Willibald von Gluck : Orphée et Eurydice, Air d’Orphée : « Amour, viens rendre à mon âme ». Hector Berlioz : Béatrice et Bénédict, Ouverture. Gioacchino Rossini : La Cenerentola, « Nacqui all’affanno ». Joyce DiDonato, mezzo. Orchestre de l’Opéra National de Lyon. Kazushi Ono, direction