Retour attendu dans la capitale de la plus belle vestale française du répertoire belcantiste, Annick Massis, ce concert aura distillé bien des moments de joie. L’importance de ce récital pour la chanteuse est en effet à la mesure de son incompréhensible absence des grandes scènes françaises.
Pari relevé avec brio, malgré quelques ombres ayant plané sur cette soirée : une petite forme de la part de la chanteuse, voire même, sans doute, un début de maladie, quelques toussotements durant certains préludes et interludes, et un trac palpable à son entrée en scène. Mais, paradoxalement, ces impondérables, loin de la desservir, démontrent avec éclat l’extraordinaire maîtrise technique et musicale de la cantatrice. Le court air de Manon, à la tension tangible, est joliment phrasé et interprété, mais que diable vient-il faire dans un récital de cette importance ? Annick Massis fera – enfin ! – ses débuts dans le rôle de la belle Manon à Rome en juin 2010, n’osait-elle pas – excès de modestie ? – donner vie à la grande aria du Cours-la-Reine ? Quoi qu’il en soit, cette pièce semble lui servir de tour de chauffe, lui permettant de prendre la mesure de la salle et de dompter son angoisse. Ainsi, le splendide air de Leila des Pêcheurs de perles la voit transfigurée, engagée dramatiquement et musicalement, maîtresse de sa voix. Certes, elle effleure à peine le registre grave et allège le médium, s’économise par moment, quitte à prendre le risque de se faire engloutir par l’orchestre, mais déploie une ligne de chant d’un exceptionnel raffinement, couronnée par un aigu pianissimo d’une immatérielle beauté, comme en apesanteur, infini. L’air du poison de Juliette, bien que quelque peu trop large pour elle, lui permet de libérer sa voix et, grâce au dramatisme de la scène, de rendre le mouvement à son corps, figé par le contrôle exigé par l’air précédent. La précision de sa diction fait merveille, ici comme dans tout le répertoire français, et le tranchant de ses aigus emporte l’adhésion.
Passé l’entracte, honneur est fait au répertoire italien. Malgré des débuts d’airs témoignant de l’angoisse dans laquelle la fragilité de la santé de sa voix la plonge, l’instrumentalisation de la ligne de chant est époustouflante. La cantilène d’Amina est ciselée avec l’art d’une orfèvre, et une finesse rare dans les couleurs vocales, portée, grâce à un contrôle absolu du souffle, par un legato de violoniste, à l’archet, digne des plus grandes. La cabalette est affrontée avec une aisance déconcertante, une virtuosité somnambulique et funambulesque, avec variations et autres ornements d’une difficulté ahurissante. Pourtant, tout cela semble couler dans le gosier d’Annick Massis, des vocalises parfaitement sur le souffle aux suraigus gorgés d’harmoniques, ronds et pleins, sans omettre des trilles battus avec une précision de haute école.
Réalisée avec le même soin, la scène de Semiramide témoigne une fois de plus de sa parfaite connaissance de l’esthétique belcantiste. Seul étonnement, une voix de poitrine amenée étonnamment tôt dans les agilités, sans transition avec le registre de tête. Sans doute quelque fatigue, mais vétille face à tant de splendeurs sonores.
Désireuse de donner un ultime frisson à son public, la chanteuse se lance, en bis, avec courage et détermination dans une cabalette de Lucia di Lammermoor parfaitement maîtrisée, jusqu’à la contre-note finale, puissante et libre, faisant délirer une salle conquise.
Bien dirigé par un Ottavio Marino très imaginatif, audiblement attaché à ce répertoire et nourrissant visiblement une grande complicité avec la chanteuse, l’Ensemble orchestral de Paris en impose par sa discipline, et un sens du coloris appréciable, notamment dans les Scènes bohémiennes de Bizet, beau pendant aux Pêcheurs de perles. Saluons également une ouverture de Semiramide toute en finesse, loin de tout pompiérisme outrancier.
L’enthousiasme des spectateurs aura prouvé ce soir la place qu’Annick Massis occupe dans le monde lyrique aujourd’hui. Elle a démontré avec maestria l’importance d’une valeur essentielle mais trop souvent négligée ou survolée par bien des artistes lyriques de notre époque : la technique vocale.
Mais, au-delà de cette perfection musicale, il est grand temps que la grande professionnelle, travailleuse, méticuleuse, élégante et raffinée, soit reconnue pour ce qu’elle est vraiment, tant par sa voix, son répertoire, son port de reine : une diva, une prima donna.
Paris. Théâtre des Champs-Elysées, 4 décembre 2009. Gioacchino Rossini : Il Barbiere di Siviglia, Ouverture. Jules Massenet : Manon, « Il le faut… Adieu notre petite table ». Georges Bizet : Les Pêcheurs de perles, « Me voilà seule dans la nuit » ; Scènes bohémiennes. Charles Gounod : Roméo et Juliette, « Dieu quel frisson court dans mes veines… Amour, ranime mon courage ». Vincenzo Bellini : Norma, Ouverture ; La Sonnambula, « Ah non credea… Ah non giunge ». Gioacchino Rossini : Semiramide, Ouverture ; « Bel raggio lusinghier ». Annick Massis, soprano. Ensemble orchestral de Paris. Ottavio Marino, direction
Illustration: Annick Massis (DR)