Eugène Onégin au Royal Opera House
C’est Kasper Holten qui est en charge de la mise en scène. S’il y a de bonnes idées, elles sont partiellement illisibles du fait d’une lecture assez étrange de la part d’Holten et de son équipe. En effet, le metteur en scène danois a basé sa mise en scène sur les souvenirs d’un Eugène et d’une Tatiana vieillis qui revivent leur histoire sous forme de flash back, d’ou la présence de deux danseurs pour incarner Eugène et Tatiana jeunes. Si leur présence est heureusement sporadique, elle diminue quand même de manière considérable l’impact de la scène de la lettre et la tension, en principe palpable, lors du duel Onegin/Lenski. Les décors plutôt conventionnels de Mia Stengaard et les superbes costumes de Katrina Lindsay, sauvent cependant la mise. En revanche, les chorégraphies imaginées par Signe Fabricius sont assez inégales. Si le bal de l’anniversaire de Tatiana est en place et agréable à regarder, celui de Grémine est plutôt ridicule avec ses mouvements de tête secs en cadence et sans intérêt. Par contre utiliser une dizaine de danseuses, placer une chorégraphie sur l’intermède musical qui marque les deux ans de voyage d’Onégin est une bonne idée; elle aurait pu s’avérer excellente si le metteur en scène n’avait eu l’idée saugrenue de laisser le cadavre de Lenski et les éléments de décors du duel au beau milieu du plateau. Du coup les danseuses et Simon Keenlyside, distribué dans le rôle-titre, n’arrivent pas à évoluer correctement et c’est grand dommage. C’est même d’autant plus regrettable que pendant toute la fin du troisième acte, les choristes et les solistes sont considérablement gênés par l’encombrement de la scène.
Pour cette nouvelle production, le Royal Opera House a réuni un excellent plateau vocal. Simon Keenlyside est un Eugène Onegin impérial; arrogant, provocateur et retors dans le monde, il dissimule avec une parfaite maitrise ses véritables sentiments, son amour pour Tatiana, sans comprendre qu’il y joue son coeur, son amitié avec Lenski et sa sérénité. La seule réserve que nous émettrons concerne le duel avec Lenski qui perd beaucoup de force du fait que la doublure reste présente pendant toute la scène; le jeune Eugène fait d’ailleurs montre d’une légèreté assez inappropriée au vu de la situation tendue, voire dramatique. Face à l’excellent Simon Keenlyside, Krassimira Stoyanova incarne une Tatiana remarquable; elle assume la spontanéité et la fougue de l’adolescente qui découvre la vie. Là encore, on peut regretter que dans la scène de la lettre Stoyanova soit doublée ce qui fait perdre une part importante de la tension dramatique censée émaner de la découverte du sentiment amoureux par l’héroïne qui est dans le doute. Où sont passés la tension, le doute, l’angoisse qui transparaissent dans cette scène essentielle où le drame de Tatiana se met en place? Kasper Holten n’a eu que de bonnes intentions mais elles sont tombées à plat.
Face à deux artistes de grand talent, le ténor Pavol Breslik est un Lenski de toute beauté; il fait passer son personnage par tous les sentiments contradictoires : amour, jalousie, tristesse, regret … il est cependant desservi par la mise en scène du dernier acte où, après le duel et la mort de Lenski, il doit rester à l’état de cadavre jusqu’à l’ultime note de la partition. L’Olga d’Elena Maximova est de belle tenue, encore que les graves soient parfois poitrinés, voire écrasés; elle n’a cependant rien à envier à ses trois partenaires et leur donne la réplique avec une fraîcheur, un naturel, une spontanéité qui font d’Olga la touche juvénile du tableau, heureuse couleur dans un ciel tourmenté, annonciateur, dès le premier bal, des drames du coeur qui vont se jouer. Dans la distribution des rôles secondaires, saluons la très belle apparition de Peter Rose en prince Grémin et de Christophe Mortagne dans le très court rôle de monsieur Triquet, même si on peut regretter que la diction soit aléatoire (les vers qu’il chante en hommage à Tatiana sont en français).
Dans la fosse, l’orchestre du Royal Opera House est dirigé par le jeune chef anglais Robin Ticciati. A moins de trente ans, le jeune homme se trouve à la tête d’une production d’autant plus importante qu’il s’agit d’une grande première aussi bien pour lui que pour la scène londonienne. Ticciati dirige avec précision la phalange mais pendant quelques secondes, il a la main un peu lourde avec le pupitre de cuivres. Cependant, même si l’orchestre est en place et bien calé avec le plateau, peut-être aurait-il mieux valu confier l’orchestre à un chef plus aguerri plutôt qu’à un jeune musicien dont la direction demeure propre mais assez conventionnelle et qui manque parfois de relief, à commencer par les moments les plus dramatiques d’Eugène Onegin.
Pour cette nouvelle production, le Royal Opera House a particulièrement soigné la distribution d’Eugène Onegin et on ne peut que s’en réjouir car Simon Keenlyside et Krassimira Stoyanova forment un couple Eugène/Tatiana explosif tant vocalement que scéniquement. Si musicalement, Robin Ticciati fait un travail correct, peut-être aurait il été préférable de confier l’orchestre à un chef plus aguerri. En ce qui concerne la mise en scène Kasper Holten aurait pu se passer de quelques lourdeurs inutiles qui nuisent à la bonne compréhension de l’oeuvre. Si le point de vue d’Holten est parfaitement compréhensible dans le fond, l’utilisation de flash back est plutôt une bonne idée, dans la forme il est plus discutable dans la mesure ou il atténue de manière considérable les scènes les plus tendues, voire dramatiques.
Poitiers. Cinéma Castille, en direct du Royal Opéra House; le 20 février 2013. Piotr Illitch Tchaikovski (1840-1893) : Eugène Onegin, opéra en trois actes et sept tableaux sur un livret de Piotr Illitch Tchaikovski et Vladimir Chilovski d’après le roman éponyme d’Alexandre Pouchkine. Simon Keenlyside, Eugène Onégin; Krassimira Stoyanova, Olga; Pavol Breslik, Vladimir Lenski; Elena Maximova, Olga; Kathleen Wilkinson, Filipievna; Peter Rose, Prince Gremine; Diana Montague, Madame Larina; Christophe Mortagne, Triquet; Michel De Souza, Capitaine. Orchestre et choeur du Royal Opera House; Robin Ticciati, direction. Kasper Holten, mise en scène; Mia Stengaard, décors; Katrina Lindsay, costumes; Wolfgang Göbbel, lumières; Signe Fabricius, chorégraphie.