Vertiges de l’amour
De bout en bout, l’Orchestre des Champs Elysées passe tous les obstacles d’une partition crépitante, fantasque, fulgurante, véritable expression en miroir des ravages qui se réalisent dans le crâne de l’artiste, amoureux éconduit. Détail des timbres, nuances dynamiques, cuivres grimaçants, cordes ivres et tendres (en particulier dans l’énoncé de l’idée fixe, évocation de la bien aimée), flûtes et bois étincelants, tutti cuivreux, science des phrasés… l’effectif est ce grand corps musical qui palpite et vibre au diapason d’un esprit dérangé, impuissant, exalté, radical.
Au-dessus des musiciens, 3 écrans composent une manière de retable de vidéos dans lequel paraissent chacune à tour de rôle, les 5 actrices fatales, en séance de maquillage: bouches offertes au crayon gras; cheveux lissés et peignés aptes à recevoir la perruque finale aux reflets d’or; yeux, cils et pommettes, supports dévoilés où s’appliquent poudres, fonds de teint, mascara… Ces têtes qui s’exposent sans pudeur finissent par imposer une galerie terrifiante, froide et cynique de portraits hypnotiques. Rien de mieux pour soumettre davantage le héros fasciné, déjà très atteint.

Sans être jamais « perturbé » par ce dispositif visuel, le spectateur picore, sélectionne les images de ce polyptique décomposé en 5 tableaux simultanés (les 2 écrans latéraux projettent chacun /images/séances différentes). Le panneau central affiche la séance de maquillage de l’actrice principale qui se réalise pendant tout ce premier volet purement orchestral, soit pendant les premières 50 minutes.
L’art de dire et de chanter
Le parcours est jalonné d’épisodes fantastiques et grimaçants, caractérisés et expressionnistes dont l’exacerbation multiple met en lumière ce travail du créateur: l’acteur ,c’est Lelio/Berlioz qui souligne tous les procédés de son art musical, fustigeant au passage en un texte mordant, les critiques haineux, « oiseaux vulgaires » dont les déjections souillent le front de Jupiter… Marcial di Fonzo Bo se montre incisif et passionné, soignant l’articulation du texte malgré un léger accent, passant d’une extrémité à l’autre de la scène poitevine. Il faudrait une analyse précise du texte écrit par Berlioz (riche en référence à ses poètes de prédilection: Moore, Shakespeare, Goethe…) pour en détacher les joyaux poétiques. Car Lelio est certes une compilation musicale qui recycle des oeuvres antérieures (le choeur d’ombres emprunte à la cantate écrite à Rome, La mort de Cléopâtre, sa méditation profonde et spectrale…), le cycle est surtout un drame parlé où le compositeur qui y règle ses comptes, se raconte devant les spectateurs.
Italianità fantasque

Manifeste esthétique, brûlot incandescent s’imposant par l’audace et le fantasque de sa formulation plurielle, acte autobiographique et musical, Lélio se dévoile ainsi à Poitiers (pour une première mémorable avant la tournée de l’Orchestre et du Chef au Brésil, du 21 au 29 avril 2009, de Buenos Aires à Brasilia, dans le cadre de l’année de la France au Brésil). Il revient au chef Philippe Herreweghe et à chacun des musiciens de son orchestre superlatif, le mérite de ciseler une instrumentation originale captivante (d’autant plus que les musiciens jouent sur instruments d’époque dans un souci de clarté et de transparence originelle) : harpe éolienne accompagnant le ténor dans l’une des ses mélodies tendres et extatiques; à l’origine, la partition exigeait 2 pianos et aussi un harmonica…
Avant d’en défendre l’éclatante et subtile somptuosité auprès des publics brésiliens, les interprètes sont habités par un feu collectif: ils éclairent, accentuent, colorent chaque épisode dans sa mise en oeuvre spécifique: lied de la ballade pour ténor « imitée de Goethe »; lugubre saisissant du choeur d’ombres; choeur des brigands mené par le baryton capitaine; mélodie d’Ophélie; tempête et tremblement dans la Fantaisie finale qui fait chanter le choeur annonçant à Miranda l’arrivée de son amant…
Dommage que le dispositif n’ait pas prévu les sous-titres de rigueur pour mieux goutter à l’inestimable poésie expérimentale de Berlioz pour les choeurs et la tenue des solistes. Sur ce point, la participation exemplaire du ténor Robert Getchell, est un autre point fort de la production: aigus naturels et amples (jamais serrés), articulation magnifique: chapeau bas!

Reste que la partition de l’audacieux Hector est un laboratoire musical sans équivalent à son époque. Cette invention sans limite sur un mode autobiographique a été parfaitement prise en compte. Dommage que le spectacle ne soit pas repris en France. Heureux Brésiliens…
Illustrations:
1. Danseuse et Lelio sur la scène du TAP à Poitiers
2. Dispositif vidéo à Poitiers
3. Martial di Fonzo Bo (Lelio)
4. Philippe Herreweghe
5. Olivier Deloeuil et Jean-Philippe Clarac