mercredi 23 avril 2025

Poitiers. Théâtre auditorium, TAP, mardi 14 avril 2009. Hector Berlioz: Episode de la vie d’un artiste (1830-1832), Orchestre des Champs-Élysées. Philippe Herreweghe, direction

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Création majeure. Lelio ou le retour à la vie est une partition sans équivalent dans l’histoire musicale romantique, à mi chemin entre l’opéra et le poème symphonique, avec récitant, choeur et orchestre situés derrière la « toile », laissant à l’acteur principal, une visibilité totale. Berlioz imagine ainsi une « fin » et un « complément » à la Symphonie Fantastique, en 1832, offrant à son héros détruit sous l’activité de l’opium, le moyen de « renaître à la vie ». « Oser » programmer le volet complet, Symphonie Fantastique puis Lelio est un défi audacieux que relève au TAP à Poitiers, la production présentée par Philippe Herreweghe, son orchestre des Champs Elysées et les metteurs en scène (co directeur de l’Opéra Français de New York), Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil.


Vertiges de l’amour

Dès la Fantastique (1830), le propos des metteurs en scène est clair: souligner l’idée fixe de Berlioz, cette réminiscence obsessionnelle de l’aimée inaccessible en important l’héroïne du film Vertigo de Hitchcock (démultipliée en 5 actrices / danseuses), sur la scène de Poitiers. Blonde platine, habillée de rouge (couleur du désir et de la passion), l’icône pose, défie l’audience et surtout le pauvre poète insatisfait, soumis, accablé… qu’une forte dose d’opium faut délirer jusqu’à la folie et au cauchemar.
De bout en bout, l’Orchestre des Champs Elysées passe tous les obstacles d’une partition crépitante, fantasque, fulgurante, véritable expression en miroir des ravages qui se réalisent dans le crâne de l’artiste, amoureux éconduit. Détail des timbres, nuances dynamiques, cuivres grimaçants, cordes ivres et tendres (en particulier dans l’énoncé de l’idée fixe, évocation de la bien aimée), flûtes et bois étincelants, tutti cuivreux, science des phrasés… l’effectif est ce grand corps musical qui palpite et vibre au diapason d’un esprit dérangé, impuissant, exalté, radical.
Au-dessus des musiciens, 3 écrans composent une manière de retable de vidéos dans lequel paraissent chacune à tour de rôle, les 5 actrices fatales, en séance de maquillage: bouches offertes au crayon gras; cheveux lissés et peignés aptes à recevoir la perruque finale aux reflets d’or; yeux, cils et pommettes, supports dévoilés où s’appliquent poudres, fonds de teint, mascara… Ces têtes qui s’exposent sans pudeur finissent par imposer une galerie terrifiante, froide et cynique de portraits hypnotiques. Rien de mieux pour soumettre davantage le héros fasciné, déjà très atteint.

Sans être jamais « perturbé » par ce dispositif visuel, le spectateur picore, sélectionne les images de ce polyptique décomposé en 5 tableaux simultanés (les 2 écrans latéraux projettent chacun /images/séances différentes). Le panneau central affiche la séance de maquillage de l’actrice principale qui se réalise pendant tout ce premier volet purement orchestral, soit pendant les premières 50 minutes.


L’art de dire et de chanter

Dans Lélio ou le retour à la vie, l’acteur jusque là muet, s’engage pour un texte autobiographique, fantasque, mordant, cynique, passionné. Pas facile déjà de dire et de déclamer les premiers vers (tous de Berlioz): « Dieu, je vis encore… Horatio, m’aurait-il entendu? ». En s’écartant du délire de la Fantastique, y marquant un recul salvateur, le héros ne capitule pas: il sait même s’éloigner des « illusions dangereuses » pour ne servir que son art. Tel est le sujet de cette page méconnue: le travail du poète et du musicien, seule source d’une renaissance espérée. Quant la Fantastique s’abîme dans un océan de mirages amers et destructeurs, Lelio clame le retour à la vie, réalise une ascension purificatrice dans laquelle le héros retrouve paix et accomplissement, grâce à l’exercice de son art.

Le parcours est jalonné d’épisodes fantastiques et grimaçants, caractérisés et expressionnistes dont l’exacerbation multiple met en lumière ce travail du créateur: l’acteur ,c’est Lelio/Berlioz qui souligne tous les procédés de son art musical, fustigeant au passage en un texte mordant, les critiques haineux, « oiseaux vulgaires » dont les déjections souillent le front de Jupiter… Marcial di Fonzo Bo se montre incisif et passionné, soignant l’articulation du texte malgré un léger accent, passant d’une extrémité à l’autre de la scène poitevine. Il faudrait une analyse précise du texte écrit par Berlioz (riche en référence à ses poètes de prédilection: Moore, Shakespeare, Goethe…) pour en détacher les joyaux poétiques. Car Lelio est certes une compilation musicale qui recycle des oeuvres antérieures (le choeur d’ombres emprunte à la cantate écrite à Rome, La mort de Cléopâtre, sa méditation profonde et spectrale…), le cycle est surtout un drame parlé où le compositeur qui y règle ses comptes, se raconte devant les spectateurs.


Italianità fantasque

Dans la seconde partie, le polyptique des vidéos suspendues s’enrichit de nouveaux tableaux: plus de séances de maquillage mais une série d’images-signes qui rappellent en filigrane l‘italianità persistante dans l’inspiration de Berlioz: Lelio comme la Fantastique sont composés après le séjour à la Villa Medicis à Rome: même si Berlioz conserve un souvenir détestable d’un séjour académique en forme d’incarcération, il demeure habité par nombre de projets musicaux qui mêlent formes et motifs. Le dyptique de la Fantastique et de Lelio (dont le principe autobiographique se prolonge dans Harold en Italie composé ensuite en 1834) s’inscrit dans le paysage italien: Lelio est un personnage de la Commedia dell’arte; Berlioz cite les souvenirs plus tendres vécus à Naples qui croisent l’image d’une Madone auréolée et l’orgie de brigands libidineux et barbares… Le spectateur retrouve sur les écrans de menus indices de cet imaginaire flamboyant dont le visage vivant de la Madone, et à l’extrême droite, le fameux tableau de Delacroix, la Grèce sur les ruines de Missolonghi (1826) qui rappelle à juste titre l’engagement de Berlioz, comme celui du peintre romantique, dans la bataille des idées et des actions politiques… (reproduction ci-contre. Bordeaux, Musées des Beaux-Arts)

Manifeste esthétique, brûlot incandescent s’imposant par l’audace et le fantasque de sa formulation plurielle, acte autobiographique et musical, Lélio se dévoile ainsi à Poitiers (pour une première mémorable avant la tournée de l’Orchestre et du Chef au Brésil, du 21 au 29 avril 2009, de Buenos Aires à Brasilia, dans le cadre de l’année de la France au Brésil). Il revient au chef Philippe Herreweghe et à chacun des musiciens de son orchestre superlatif, le mérite de ciseler une instrumentation originale captivante (d’autant plus que les musiciens jouent sur instruments d’époque dans un souci de clarté et de transparence originelle) : harpe éolienne accompagnant le ténor dans l’une des ses mélodies tendres et extatiques; à l’origine, la partition exigeait 2 pianos et aussi un harmonica…

Avant d’en défendre l’éclatante et subtile somptuosité auprès des publics brésiliens, les interprètes sont habités par un feu collectif: ils éclairent, accentuent, colorent chaque épisode dans sa mise en oeuvre spécifique: lied de la ballade pour ténor « imitée de Goethe »; lugubre saisissant du choeur d’ombres; choeur des brigands mené par le baryton capitaine; mélodie d’Ophélie; tempête et tremblement dans la Fantaisie finale qui fait chanter le choeur annonçant à Miranda l’arrivée de son amant…
Dommage que le dispositif n’ait pas prévu les sous-titres de rigueur pour mieux goutter à l’inestimable poésie expérimentale de Berlioz pour les choeurs et la tenue des solistes. Sur ce point, la participation exemplaire du ténor Robert Getchell, est un autre point fort de la production: aigus naturels et amples (jamais serrés), articulation magnifique: chapeau bas!

Quant au travail vidéo des metteurs en scène, Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil, leur relecture cinématographique du chef d’oeuvre berliozien, ne méritait certainement pas les huées d’une partie de la salle: rien de scandaleux ni d’indécent dans cette mise en espace et mise en vidéo, plutôt fluide et cohérente.
Reste que la partition de l’audacieux Hector est un laboratoire musical sans équivalent à son époque. Cette invention sans limite sur un mode autobiographique a été parfaitement prise en compte. Dommage que le spectacle ne soit pas repris en France. Heureux Brésiliens…
Poitiers. Théâtre auditorium, TAP, mardi 14 avril 2009. Hector Berlioz: Episode de la vie d’un artiste (1830-1832), Symphonie Fantastique puis Lélio ou le retour à la vie, diptyque symphonique et lyrique. Vidéo et scénographie: Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil. Concepteur lumières: Rick Martin. Ténor: Robert Getchell. Baryton: Pierre-Yves Pruvot. Acteur: Marcial di Fonzo Bo. Actrices: Marie-Julie Debeaulieu, Lodie Kardouss, Blanche Konrad, Chloé Merigot, Aline Pourbaix, Gabrielle Weischbuch. Orchestre des Champs-Élysées. Jeune Choeur de Paris (Geoffroy Jourdain – Poitiers). Philippe Herreweghe, direction

Illustrations:
1. Danseuse et Lelio sur la scène du TAP à Poitiers
2. Dispositif vidéo à Poitiers
3. Martial di Fonzo Bo (Lelio)
4. Philippe Herreweghe
5. Olivier Deloeuil et Jean-Philippe Clarac

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