Le début des années 1840 est un tournant dans la vie et la carrière du musicien. Tout indique que dans l’écriture de Schumann, la place des grandes formes et de la voix devait s’imposer pleinement. Il y eut tout d’abord, la plénitude du chant solitaire ciselé au piano. Puis le cycle sublime des lieder parmi les plus aboutis jamais écrits : a-t-on jamais porté une vigilance aussi pertinente, dans l’accord du verbe et de la note ? Inspiré par Rückert, Goethe, Kerner et Eichendorff, Chamisso ou Lenau, le poète des mondes invisibles, ce chantre qui cultiva depuis sa jeunesse les champs d’une imagination aussi inquiète qu’illimitée, s’interroge à présent sur l’écriture symphonique et sur la composition d’un opéra. Il est vrai que les tournées de son épouse Clara, prodigieuse pianiste, le rendent amer : compagnon de sa femme unanimement célébrée, il souffre à demeurer dans l’ombre ; mais soucieux d’apporter au ménage, des sources de revenus régulières, il aimerait s’imposer comme compositeur. Liszt l’encourage à poursuivre son travail dans l’écriture symphonique. Clara aussi, toujours sensible à la maturation stylistique de son époux.
Ressentant lui-même les limites de son piano, Schumann avoue « il devient trop étroit pour contenir mes idées. J’ai vraiment bien peu d’expérience en fait de musique d’orchestre, mais je ne désespère pas d’en acquérir… »
Dans la voie tracée par ses aînés, Beethoven, Schubert, par celle de son ami, Mendelssohn auquel le lie une indéfectible admiration, Schumann émancipe son écriture. Après les chants intérieurs contenus dans l’écriture pour piano seul, il donnera à sa musique une part de plus en plus imagée, inventive, repoussant toujours plus loin les limites de son sujet. L’opéra certes, mais plus loin que Wagner et autrement : scènes et légendes dramatiques ; sans entraves formelles d’aucune sorte, il se prépare à tout cela déjà, comme un galop d’essai, sur le métier de symphoniste.
La première symphonie dite du Printemps (opus 52) a été esquissée en à peine quatre jours, comme le précise son auteur, en février 1841. Elle est placée sous le signe de l’amour et d’une harmonie conjugale exceptionnelle : à la même période, Robert et Clara écrivent d’après Rückert, le cycle de lieder « Printemps d’Amour ». En mars 1841, Mendelssohn en dirige la création au Gewandhaus de Leipzig. Succès encourageant. Schumann accède sans difficulté au monde orchestral : scherzo, ouverture, puis fantaisie pour piano et orchestre qui deviendra avec ses compléments de 1845 (Intermezzo et finale), son remarquable concerto pour piano opus 54 ; les œuvres se multiplient. Il esquisse aussi ce que sera la 4ème symphonie.
Dans la même veine féconde, Schumann satisfait l’attente de Liszt et compose plusieurs ensembles pour musique de chambre ; le futur concerto opus 54 partage la vision chambriste du compositeur au début des années 1840 : ample conversation où le piano soliste se fond dans la subtilité du matériau orchestral. Ni opposition, ni antagonisme des parties : fusion captivante. Ainsi se précisent en juin 1842, les trois premiers quatuors… Dans les combinaisons de timbres et la fluidité des accords s’affirme cette alchimie harmonique du génie schumanien. Le mois de novembre 1842 démontre une prodigalité remarquable à ce titre : quatuor avec piano (opus 47), surtout quintette pour piano, deux violons et alto et violoncelle (opus 44) que Liszt trouva un peu trop contraint par sa forme néo-classique. La marche lugubre du second mouvement, son caractère obsessionnel, démentent cette critique. Schumann est mûr pour la grande forme, orchestrale et vocale. De toute évidence, sa musique de chambre est l’œuvre d’un génie : aux côtés de Liszt, c’est Mendelssohn, le compagnon fidèle et proche qui lui insuffle une énergie créatrice. C’est à celui que l’on célèbre comme le successeur de Beethoven que Schumann a dédié ses quatuors. Nul doute que dans les années 1840, les deux compositeurs illuminent la vie musicale de Leipzig dont l’orchestre du Gewandhaus, dirigé par Mendelssohn, est devenu l’un des orchestres les plus réputés d’Europe.