Voici une production exemplaire qui montre tout ce que les mises en scènes modernes peuvent apporter de grâce et de magie à l’opéra. Claus Guth avait déjà suscité l’enthousiasme de la rédaction dvd de classiquenews.com, avec sa vision désenchantée mais tendre et amoureuse des Noces de Figaro, présentée sous la direction de Nikolaus Harnoncourt au Festival de Salzbourg 2006 (1 dvd Deutsche Grammophon). A l’apparente froideur du décors et des éclairages (dans une cage d’escalier monumentale), répondaient les vertiges émotionnels des personnages, d’une sensibilité saisissante. Quelques mois plus tard, en décembre de la même année 2006, l’homme de théâtre abordait sur la scène zürichoise, cette Ariadne auf Naxos, avec une élégance de ton, une intelligence des situations admirable, soucieuse de préserver et l’essence éminemment théâtrale de l’oeuvre composée de concert par le poète Hugo von Hofmannsthal et le compositeur Richard Strauss, et la ciselure des caractères psychologiques.
Si dans Les Noces salzbourgeoises, Guth aimait revisiter les climats froids et cyniques, d’une fausse aigreur car il savait déployer infiniement de tendresse et de vérité amoureuse, à la manière d’un Ibsen ou d’un Bergman, le cas d’Ariadne est différent tout en partageant cette même délicatesse dans le portrait de chaque individualité. A la base de l’intrigue dramatique, les auteurs se jouent des registres poétiques, entre l’insouciance des comédiens italiens, l’hypersensibilité volage mais désarmante de Zerbinette, et le fond tragique et noble, désespéré et radical d’Ariane. L’idée d’associer en une même soirée deux actions qui ne devaient pas être accordées, le tragique et le comique, l’épilogue dansé à la façon d’une farce italienne, et la scène noire et solitaire d’une héroïne mythologique blessée et trahie, vouée à la mort, est évidemment géniale. La valeur de la partition se mesure dans cette confrontation en miroir de deux essences qui se répondent: l’une solitaire et tragique finalement ridicule et comique, l’autre légère et insouciante douée d’une maturité grave voire captivante… buffa et seria se mêlent, créant un miracle d’intelligence théâtrale.
L’approche de Claus Guth préserve cette distinction contrastée des registres tout en adaptant la scène au contexte d’une soirée moderne: ici, Ariane, abandonnée par Thésée se désespère dans une salle de restaurant, la jeune femme noie sa tristesse dans le vin et les trois nymphes qui témoignent de son désespoir sont trois serveuses, à la fois compatissantes et amusées… L’ensemble de la distribution relève le défi de cette relecture moderniste par sa cohérence et visiblement, leur habitude de chanter et de jouer ensemble, car le spectateur avisé aura reconnu certains protagonistes, déjà convaincants dans d’autres productions de l’Opéra de Zürich dont l’esprit de troupe reste un élément structurant et assurant le plus souvent la réussite de ses plus récentes productions. D’ailleurs, saluons dans cet esprit d’implication collective, le rôle du Haushofmeister, tenu par l’intendant de l’Opéra Zürichois, Alexander Pereira soi-même, comme la performance d’Emily Magee qui se glisse dans le personnage hypersensible d’Ariane, que son abandon porte peu à peu vers la métamorphose finale.
Le chant défendu par tous ne rend que plus vivant et mordant ce manifeste musical qui place l’homme au coeur de la scène lyrique: Zerbinette ou Ariane, Strauss et son librettiste, Hofmmansthal, ont bel et bien produit une même idée de l’identité profonde où se jouent toujours le miracle de la rencontre, et la renaissance qu’elle suscite. A ce titre, le parallèle entre la rencontre du Komponist et de Zerbinette (au prologue), puis de Bacchus et d’Ariane (dans l’action opératique proprement dite), est magnifiquement restitué: aucun des couples n’aurait dû se former mais tout se produit dans l’éternité d’un instant improbable. La force de l’opéra réside ici, dans, autre argument de poids pour cette lecture des plus recommandables, la direction de Christoph von Dohnanyi qui confère à l’approche, sa palpitation première: détaillée et vive, nerveuse sans dilution, la battue du chef, grand spécialiste de l’oeuvre straussienne, offre un modèle de tenue à la fois hypersensible et fluide, fouillée, claire et flamboyante… tout simplement miraculeuse.
Tout en affirmant la pertinence de la vision de Claus Guth, entre poésie et cynisme, la production s’appuie sur la cohérence miraculeuse qui circule entre la fosse et le plateau. Magistral.
Richard Strauss: Ariadne auf Naxos (1916). Livret d’Hugo von Hofmannsthal. Alexander Pereira (Haushofmeister), Michael Volle (Musiklehrer), Michelle Breedt (Komponist), Roberto Sacca (Ténor/Bacchus), Elena Mosuk (Zerbinetta), Emily Magee (Ariane), Gabriel Bermudez (Harlejin), Martin Zysset (Scaramuchio), Reinhardt Mayr (Truffaldin), Guy de Mey (Tanzmeister)… Orchestre de l’Opéra de Zürich. Christoph von Dohnanyi, direction. Mise en scène: Claus Guth. Réalisation: Thomas Grimm