Richard Wagner,
Tristan und Isolde
, 1865
Amour et mort
Comme il le fera dans Parsifal, à propos du personnage d’Amfortas dont la blessure s’écoule sans pouvoir être soignée, ni interrompue, Wagner fait de l’écoulement mortifère, le sujet de son Tristan. D’ailleurs, dans sa première ébauche du drame, Wagner imagine Tristan blessé, soigné par Parsifal. Tristan pourrait ainsi être le précurseur d’Amfortas. Poison lent mais tenace et finalement fatal, l’amour ne peut sauver ici bas que par la mort, épuisant toutes les ressources du corps et de l’âme. Tristan est un être tragique. A-t-il réellement rencontré et aimé Isolde, promise au Roi Mark? Cet amour qui le consume peut n’être en définitive qu’un rêve, un fantasme. C’est pourquoi, l’histoire du Tristan wagnérien ne trouve pas d’accomplissement final: il aboutit à l’expiration des deux êtres aimantés.
Genèse
Dans son essai Opéra et Drame de 1851, le compositeur fixe l’ensemble de son système théâtral et musical. Wagner était connaisseur de toute les versions du mythe médiéval. Refugié à Zurich, après la débâcle de la révolution de 1848 à Dresde, qu’il a dû fuir, le musicien cite le sujet de Tristan à partir de 1854, alors qu’il est en pleine gestation de la Tétralogie. L’époque d’une intense activité de conception artistique – sans que l’auteur sache s’il pourra jamais réaliser son projet d’art total-, est aussi marquée par la découverte de Shopenhauer dont il lit, en lecteur conquis et charmé, Le Monde comme volonté et comme représentation (1818). Mais Wagner adoucit le fatalisme du philosophe par d’autres croyances (bouddhisme et christianisme entre autres…), surtout par sa rencontre personnelle avec Mathilde Wesendonck, dès 1852. Une liaison qui tourne à la passion, alors que Wagner est marié à Minna.
Passion pour Mathilde
« Cet amour s’accomplira jusqu’à saturation« , écrit Wagner à Liszt en octobre 1854, alors qu’il vit l’amour pour Mathilde par le truchement de son nouvel opéra, Tristan und Isolde dont il était le plus à même de rédiger le livret. « J’ai dans la tête l’ébauche d’un Tristan et Yseult, le projet musical le plus simple mais aussi le plus rempli de sève qui soit. Puis de ce pavillon noir qui flotte à la fin, je me couvrirai pour mourir« , poursuit le musicien.
Wagner s’engloutira totalement dans sa partition. « Jamais je n’ai encore rien fait de tel. Mais je me consume complètement dans cette musique« … écrit-il à Mathilde en 1858. A tel point qu’il doutera de lui et s’en ouvrira à Liszt en 1859: « De tout mon coeur, j’ai le sentiment de n’être rien qu’un bousilleur. (…) Quelle intime conviction de ma médiocrité de musicien. »
Août 1858-mars 1859: seul à Venise
Mais le compositeur doit renoncer à Mathilde. Il achève La Walkyrie, puis commence Siegfried (1856). Les accords de l’acte II de Tristan sont déjà notés. Grand seigneur et riche protecteur, Otto Wesendonck propose l’abri au couple Wagner (avril 1857). Siegfried est presque terminé en août 1857. Lecteur de Calderon, Wagner compose tout le premier acte de Tristan (avril 1858). Fou d’amour pour sa riche protectrice, Wagner écrit alors les six Wesendonck lieder. Le scandale éclate: Minna a découvert la liaison de son époux avec Mathilde en avril 1858. Les Wesendonck partent en voyage. Wagner ne peut plus supporter sa femme. En mai 1858, l’acte II, celui de l’extase amoureuse est achevé. Mais les Wesendonck sont de retour. Le compositeur quitte tout pour fuir dans le sud, le 17 août 1858. Sa course s’achève au palais Giustiniani sur le Grand Canal à Venise, qu’il a loué pour quelques jours. Il y achève l’acte II avec le nouveau piano Erard reçu en cadeau de Madame Erard (mars 1859). Mais Wagner doit quitter Venise, le 24 mars 1859. Il rejoint Lucerne le 28 mars pour y terminer l’acte III de Tristan. La relecture de Bach lui permet de dissoudre les derniers obstacles dans la composition. Alors que tout amour avec Mathilde doit être écarté, Wagner achève Tristan und Isolde, le 6 août 1859. Il reprend alors Siegfried et pense déjà à Parsifal. Tristan est une oeuvre d’exultation malheureuse. Wagner y exprime l’histoire de son amour impossible avec Mathilde Wesendonck. Sur le plan musical, il s’agit d’un opéra moderne et visionnaire, dont les audaces harmoniques demeurent irrésolues. C’est une partition entre deux mondes, réalité et rêve, amour et mort…
Munich, 1865
Lors de la création parisienne de son Tannhäuser, auquel il ajoute la bacchanale du Venusberg (aux résonnances tristaneques), Wagner organise à Paris plusieurs concerts: il fait jouer l’introduction de l’Acte I puis la mort d’Isolde. Bien qu’achevé depuis 1859, Tristan ne sera créé que le 10 juin 1865 à Munich grâce à l’intervention miraculeuse de Louis II de Bavière. La première comme les répétitions initiées dès mars 1865, sont dirigées par Hans Von Bülow, mari de Cosima Liszt, la nouvelle femme de sa vie. Jetant le public dans un état d’étonnement et de stupeur, le spectacle est aussi fort que l’avait souhaité Wagner grâce à la tenue des deux créateurs Malvina et Ludwig Schnorr von Carolsfeld, dans les rôles d’Isolde et de Tristan. Ce dernier meurt quelques jours après la première.
Isolde
Wagner a conçu un rôle ample, divers. L’ève celtique y déploie une tessiture élargie (la et do), qui mêle les registres de mezzo-soprano, soprano dramatique et colorature. C’est la prophétesse de la magie amoureuse, âme qu’un breuvage a voué totalement au désir et à son accomplissement.
Tristan
Wagner distribue au précurseur d’Amfortas, un ténor dramatique flamboyant (do dièse-la). Le personnage y connaît une évolution sensible: voix de demi caractère propre au chevalier mondain, puis pleine rondeur, lyrique, éperdue, pour les actes II et III, révélant la blessure désormais ouverte.
Illustrations
Richard Wagner
Kietz, Mathilde Wesendonck (1856)