L’escale vers le chant du monde
Jacques Ibert (1890-1962) déclarait volontiers qu’il n’aimait rien tant que voyager. Il allait jusqu’à dire qu’il se serait fait marin s’il n’avait pas été musicien. S’il n’a pas voyagé sur les mers autant qu’il l’aurait fait dans une autre vie, il a fait de la musique sa manière de voyager. Les titres de ses œuvres en témoignent : Escales, Paris pour les lieux de la réalité, Donogoo pour les lieux de l’imaginaire. Et même si son titre n’est pas aussi suggestif, le concerto pour flûte (1934) qu’Emmanuel Pahud interpréta ce soir est lui aussi une invite au voyage. Le thème aérien du premier mouvement est une danse inlassablement relancée. Lui fait suite un andante élégiaque dont la douceur est une halte dans le tourbillon du voyage, un arrêt au milieu du paysage, une invite à la méditation où la flûte et l’orchestre se répondent et s’accompagnent. Le dernier mouvement est de nouveau un tourbillon de flûte, dans des rythmes syncopés qui auraient assurément été impossibles à imaginer à une époque où le jazz était inconnu. C’est l’occasion pour l’orchestre de prendre le relais de la flûte et de lui préparer le terrain pour qu’elle reprenne le chant du deuxième mouvement. Ce chant serti dans un rythme franc fait toute la saveur de ce concerto d’Ibert à la flamboyance proprement française.
Emmanuel Pahud connaît bien le concerto, il le connaît si bien qu’il le joue comme s’il sortait tout naturellement de lui-même. Il y a des moments où on entend de la musique, il y a des moments où on entend l’âme même parler par la musique. Le concerto d’Ibert a été un moment où l’âme parlait, un moment le chant de l’ange sort de l’instrument. Quelque chose hors du temps, grâce à la flûte et grâce à Emmanuel Pahud. Seule la musique est présente, chacun en oublie le reste de la salle, chacun est subjugué. C’est à la fin, quand la musique s’arrête, quand chaque auditeur applaudit qu’on en revient à la réalité, qu’on revient du voyage – on sait alors qu’il y a eu un de ces moments uniques. Ibert invite au voyage. Emmanuel Pahud nous a emporté dans le voyage, il y a mis toute son âme. Il existe bel et bien des moments impressionnants dans une salle de concert, quand la beauté transfigure l’interprète et vient atteindre l’auditeur.
Rendez-vous manqué au sommet
Et la deuxième partie du concert me direz-vous ? Entre les bis et les rappels enthousiastes d’une salle Erasme en délire qui n’avait d’yeux que pour Emmanuel Pahud et sa flûte « en or », personne n’y pensait vraiment. Qui n’aurait pas voulu prolonger un peu plus un tel moment de communion entre l’artiste et son public ?
Qu’à cela ne tienne, c’est Emmanuel Pahud en personne qui s’en est chargé en prenant congé par ces mots : « il y a par la suite une symphonie de Bruckner, et une symphonie de Bruckner… c’est long ! ». Le tout non sans une pointe d’humour bien sûr.
Il ne croyait pourtant pas si bien dire, car je ne cacherai pas plus longtemps que c’est un peu le sentiment que j’ai parfois eu lors de la prestation de l’OPS et de son chef d’un soir lors de la Sixième symphonie d’Anton Bruckner (1824-1896).
Du fait de son originalité, de sa polymorphie, l’œuvre de Bruckner apparaît aux yeux d’une partie du grand public comme un amas de sonorités diverses, un océan de bruits. A l’image de Mahler, Bruckner divise et fait figure d’un des compositeurs les plus discutés qui soit.
Votre serviteur ne cachera pas son amour profond pour la musique de Bruckner qu’il révère comme peu d’autres. Il ne pourrait aller plus loin sans tenter une modeste mais nécessaire réhabilitation de l’œuvre du compositeur autrichien.
Derrière l’apparente force de la musique de Bruckner, se cache une profonde et réelle mélancolie. Dans sa plus majestueuse expression, l’œuvre symphonique de l’ermite de Saint-Florian dépasse l’entendement humain. Méditative, elle échappe à toutes contingences « terrestres ». C’est le pendant symphonique et postromantique de la musique de Bach qui sait si bien célébrer Dieu. Là où le cantor de Leipzig chantait sa louange et sa grandeur, Bruckner pleure son absence. C’est le chant émouvant du paradis perdu, ou plutôt de son espoir. Une sorte de cri vers le ciel. Celui d’un homme, Bruckner, qui l’âge venant s’interroge sur le sens de la vie, en quête d’une rédemption de plus en plus impossible, dans un monde où Dieu semble de plus en plus disparaître sous les coups la révolution industrielle, du capitalisme et du XXème siècle qui s’annonce déjà.
Véritables cathédrales sonores, les symphonies brucknériennes ont un souffle tel qu’elles emportent tout sur leur passage : les interprètes, l’auditeur et plus que tout les émotions de chacun.
La Symphonie n° 6 en la majeur qui était au programme de cette deuxième partie de concert s’inscrit dans cette filiation. Composée à partir de septembre 1879, il est intéressant de noter qu’à la différence des autres symphonies de Bruckner, la question du choix de l’édition ne se pose pas. En effet, elle n’a fait l’objet d’aucune révision ni d’aucun remords de la part du compositeur. En organiste et en improvisateur de talent qu’il était, Bruckner devait à n’en pas douter être très fier de ses audaces d’écriture. Ce n’est pas pour rien qu’il surnomma la Sixième « die Keckste » (la plus hardie, la plus téméraire). Sa fraîcheur, sa beauté contemplative et souriante, ses montées lyriques et chaleureuses, en font une symphonie à part des autres.
C’est justement un peu de tout cela dont nous avons manqué ce soir-là. Nous ne ferons certainement pas le procès de l’OPS ni de John Storgårds. Car si on ne s’en tenait qu’au point de vue de la forme, la performance de l’orchestre fut dans son ensemble satisfaisante. Si l’orchestre Philharmonique de Strasbourg nous a rendu une copie propre, presque sans faute hormis ici ou là quelques errances (au niveau des pupitres des cors notamment), c’est sur le fond qu’il manquait quelque chose – sans doute ce souffle, cet esprit, cette foi indubitablement liée à cette musique.
Dans le premier mouvement qui s’ouvre sur un superbe Majestoso, les trémolos des violons manquaient singulièrement d’impact. Ici point de pulsation effrénée. Seuls les cuivres parvenaient à jouer pleinement leur rôle et à peser sur la masse orchestrale.
Dans l’Adagio nous n’avons pas senti s’élever un chant funèbre, un chant d’offrande, toujours vers ce Dieu qui s’éloigne – une de ces montées progressives dont Bruckner a le secret. L’Adagio est noté « sehr feierlich » (très solennel), ce n’est pas sans raison. Le thème est donc celui d’une recherche, d’une quête, le tout empreint de mysticisme. Les adagios de Bruckner donnent toujours l’impression à l’auditeur qu’il se laisse prendre par la main, qu’il suit une longue route ascendante, une route dont le but et le paroxysme musical serait la rencontre avec le « Dieu de Bruckner ». L’OPS s’acquitta de son travail musical mais en laissant une impression de neutralité. A aucun moment la musique ne nous transporta, et c’est bien là ce qui nous manqua.
Comme toujours chez Bruckner, le Scherzo est une sorte d’exutoire où il se permet ses plus grandes audaces. L’OPS y donna sa vraie mesure en nous redonnant enfin le sourire. Il faut dire que dans de telles parties orchestrales, c’est avant tout la puissance qui est de mise, les considérations métaphysiques passent au second plan. En dehors des cors, peu à leur avantage ici, on fera une mention spéciale aux autres cuivres dont le rôle est primordial dans une telle symphonie. N’oublions surtout pas les violoncelles emmenés par un Alexander Somov tout feu tout flamme durant tout le concert. Il ne fait que confirmer son talent déjà connu de tous les mélomanes strasbourgeois.
L’orchestre confirma son redressement dans le Finale. Toujours emmené par des cuivres à la fête. L’OPS laissa éclater toute sa fougue et sa force. En y repensant, on ne peut s’empêcher de se demander ce dont le brillant Marc Albrecht aurait fait ce cette musique.
Le réveil par l’automne
Nous finirons cependant sur une note positive. Car il ne faudrait pas oublier qu’au-delà de la prestation de génie d’Emmanuel Pahud et de la légère déception Bruckner, une troisième œuvre bien moins connue celle-là était aussi au programme : Amurg de Toamna (Automne tardif) pour cordes d’Alfred Alessandrescu (1893-1959).
Elève de Vincent d’Indy (1851-1931), il fut tour à tour bercé par la musique française des Debussy et des autres grands noms de ce début du XXème siècle avant d’en devenir l’ambassadeur dans son pays d’origine. Tel Bela Bartók en Hongrie, Alessandrescu est le représentant de ce que l’on pourrait appeler un « printemps des peuples » musical. Il réalisa en effet une parfaite synthèse entre les folklores régionaux et les recherches musicales les plus avancées en cette première moitié du XXème siècle.
« Brillance des nations », tel était le thème de ce concert. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’avec un représentant tel qu’Alessandrescu, la Roumanie n’a pas à rougir de compositeurs tels que Georges Enesco (1881-1955). Et pour une surprise, ce fut une agréable surprise. On ne peut pas dire que la musique du pianiste et compositeur roumain soit très connue. Et pourtant elle mériterait bien de l’être davantage, surtout ce très bel Automne tardif de circonstance en Alsace ces jours-ci.
Les cordes transposent toute l’épaisseur et la légèreté de l’automne : d’une part ses rythmes descendants comme les feuilles qui tombent et comme les choses qui se terminent et d’autre part la chaleur qui vient donner une vie renouvelée à cette fin apparente. L’orchestre a rendu à merveille une soyeuse atmosphère qui donne décidément envie de mieux connaître un compositeur que beaucoup auront découvert ce soir-là. Si Ibert a ouvert à la méditation du paysage, Alessandrescu rappelle qu’on peut voir la fin comme un recommencement – n’est-ce pas là aussi un des messages que nous transmet Bruckner ?
De cette soirée au programme si bien pensé, nous retiendrons longtemps la flûte d’Emmanuel Pahud. Emmanuel, c’est en hébreu Dieu avec nous. Il nous a été donné d’entendre l’au-delà de la musique, il nous a été donné une véritable communion où chacun peut retrouver ce qu’il abrite de plus authentique. Merci encore à Emmanuel Pahud et à sa flûte de nous avoir ouvert au chant des anges.
Strasbourg. Palais de la musique et des congrès, jeudi 29 octobre 2009. Alessandrescu, Amurg de Toamna (Automne tardif) pour cordes. Iber, Concerto pour flûte et orchestre. Bruckner,Symphonie n°6 en la majeur (I 105). Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Emmanuel Pahud (flûte), John Storgårds direction.
Illustration: Jacques Ibert (DR)