jeudi 24 avril 2025

Strasbourg. Palais de la musique et des congrès, salle Erasme. Jeudi et vendredi 19 et 20 Février 2009. Concert Prokofiev. Guennadi Rojdestvensky, direction

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Back in USSR

A la recherche du temps perdu: l’Orchestre Philharmonique de Strabourg au Pays des Soviets… Depuis quelques années dans nos sociétés la mode est à la nostalgie, au « vintage » comme on dit plus communément. Bref à le recherche d’un passé glorieux qui jadis habitait l’imaginaire collectif des plus jeunes et la réalité de nos parents et grands parents. Il faut sûrement y voir là le symptôme d’une époque où tout va toujours plus vite, en perte de repères et qui ne satisfait plus son monde à bien des égards.
Mais musicalement me direz-vous ? Peut-on en dire autant ? II est incontestable qu’en 2009 le paysage musical regorge de talents en tout genre. De Philippe Jaroussky à Anna Netrebko pour le chant en passant par Valery Gergiev ou Marc Minkowski du côté des chefs pour ne citer qu’eux. Du baroqueux ou plus avant-gardiste en passant par le plus consensuel des artistes. De quoi satisfaire tout le monde en apparence.
Mais c’est là aussi sans compter sur le fameux « c’était mieux avant », sans ce doux parfum du passé, sans cette impression d’authenticité qui fleure encore bon le vinyle. Pour s’en convaincre, il suffit de voir les succès des éditions discographiques consacrées aux grands anciens, les Herbert von Karajan, les Furtwängler, les Arthur Rubinstein et autres Leonard Bernstein.
Pourquoi un tel attrait encore en 2009, alors que dans certains répertoires bien des artistes récents rivalisent avec leurs aînés ? La réponse à cette question maintes fois posée nous est venue lors de ces deux soirées de concert donner par l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg. Au programme il y avait du Prokofiev à toutes les sauces, en plat de résistance le Concerto pour piano et orchestre n° 2 et en guise de dessert la Symphonie n°6 en mi bémol mineur et à la direction une silhouette d’un autre temps, celle de l’immense Guennadi Rojdestvensky.


Un aristocrate de la baguette au service du peuple




Guennadi Rojdestvensky, voilà un nom qui semble tout droit sortir des archives du label russe Melodiya. Ça sonne comme le bon vieux temps de la guerre froide. Une époque où l’Occident se résumait à la confrontation deux blocs idéologiques face à face. Mais aussi de la rencontre entre deux visions de la musique, et au-delà, tout simplement deux façons de la vivre.
Assister à un concert de Guennadi Rojdestvensky c’est sentir un peu de ce passé, goûter à ce savoir faire légendaire des « artistes du peuple ». Rojdestvensky, bientôt 78 ans, est le dernier représentant et digne héritier d’une lignée de chefs russes tous aussi prestigieux les uns que les autres. De l’impressionnant Ievgueni Mravinsky à l’attachant Kirill Kondrachine sans oublier le « tsar » de la direction, Ievgueni Svetlanov. Tous tout droit sortis du moule de cet art d’Etat, de cet art du peuple soviétique teinté, jusque dans sa musique, de réalisme socialiste gorgé de jdanovisme. Le tout au service de l’exaltation du prolétariat.
Et pourtant au milieu de cette mainmise du parti communiste, il subsistait dans l’art comme nulle part ailleurs un infime espace de liberté. Une place pour des libres penseurs qui, même s’ils avaient gardé les tics de leur formation, n’en restaient pas moins des artistes avant toute chose. Car, derrière l’apparence austérité ou de la froideur d’un Mravinsky ou la suffisance d’un Svetlanov, se trouvaient aussi des hommes partagés entre les réalités de leur temps, leurs convictions idéologiques et leur amour de la musique. Souvent malmenés, ces artistes dont la gloire et le talent rehaussaient le prestige de l’URSS dans le monde ne pouvaient totalement être bannis même par un Staline ou un Brejnev. Il suffit de se pencher sur la biographie de Chostakovitch, de Kondrachine ou du violoncelliste Rostropovitch pour le comprendre. Comment ne pas être fasciné par ces hommes dont le destin individuel luttait avec le sort collectif ?


L’étoffe des héros

Guennadi Rojdestvensky est assurément un de ces chefs comme on n’en fait plus de nos jours. Un de ces aristocrates de la direction, un seigneur de la baguette à l’étoffe des héros. Pour preuve, Bruno Monsaingeon ne vient-il pas récemment de lui consacrer deux de ses films ? (Medici Arts).
Un de ces parcours fulgurants et sans faute comme les aiment tant les régimes totalitaires. Né à Moscou en 1931, c’est au Conservatoire de cette ville que Rojdestvensky étudie le piano et la direction d’orchestre. Dès l’âge de vingt ans, encore étudiant, il est engagé au prestigieux Théâtre du Bolchoï dont il occupera le poste de chef principal de 1964 à 1970. C’est le début pour lui d’une longue carrière qui a alors valeur d’exemple. Parcours qui le mènera à travers le monde. Tout d’abord à la tête du Bolchoï en tournée. C’est au travers de ces voyages qu’il prendra goût à « l’Ouest », à cet Occident synonyme de liberté. A tel point que dans les années 70 il devient aussi le premier chef soviétique à être nommé Chef principal de différents orchestres étrangers (la BBC à Londres, l’Orchestre Symphonique de Vienne, et l’Orchestre Philharmonique Royal de Stockholm).
Pour autant, comme tant d’autres avant lui, il n’en resta pas moins attaché à la mère patrie puisque c’est à cette même époque qu’il créa l’orchestre du Ministère de la Culture, phalange chère à tous les amoureux de Chostakovitch, Prokofiev, Glazounov et autres Bruckner dont il livra des intégrales remarquées. Un goût de la tradition qui ne l’empêcha pas jusqu’à ce jour d’être un des plus fervents promoteurs et ambassadeurs de « la musique de notre temps », dirigeant et enregistrant de nombreuses œuvres de Schnittke, Denisov et Goubaïdoulina. Sa pléthorique discographie qui compte à ce jour plus de 400 références révèle cette insatiable curiosité.
Rojdestvensky c’est un peu, à l’image du symbole de la Russie, un aigle à deux têtes, l’une tournée vers l’Est bien sûr mais l’autre regardant en même temps vers l’Ouest. Dualisme permanent de ce peuple qui n’a jamais su trouvé sa vraie place entre Asie et Europe. Entre nostalgie et envie d’avenir, entre tout simplement tradition et modernité.


L’exception qui confirme la règle

Une confidence ici : aller deux fois au concert entendre le même programme ne fait pas partie de nos habitudes, mais il y a une exception en toute chose, Rojdestvenski en a été l’occasion unique. Emballé, séduit pour ne pas dire sous le choc de la prestation de l’OPS et de son chef. Vous l’aurez compris, c’est deux soirs de suite que j’ai eu le plaisir infini de voir au pupitre l’impassible stature de ce musicien sous le poids de l’âge. En voyant Rojdestvenski à l’œuvre, on se demandait s’il tenait une baguette dans la paume de sa longue main ou un bâton de maréchal, tant il semblait dominer son monde.
Dieu sait combien de temps les répétitions ont duré pour en arriver à un tel résultat, à une telle précision, à un ton et une couleur qui collaient à ce point à la musique de Prokofiev. Le chef a dû cravacher les musiciens, les musiciens être subjugués par la statue du commandeur – et suivre sans hésitation un homme qu’ils sentaient intransigeant, entièrement au service d’une musique à rendre d’une façon précise. De fait l’orchestre a suivi les exigences de Rojdestvensky comme si elles lui étaient naturelles. On ne reconnaissait plus les musiciens l’OPS, ils étaient transfigurés ! Il y avait quelque chose qui vous échappe – la grandeur. On ne peut que se sentir privilégié d’entendre ce Prokofiev-là, de voir un chef qu’on ne peut qu’espérer revoir encore et encore, et ici à Strasbourg même. Le concerto pour piano était impressionnant, au point d’en couper parfois le souffle. Au point de se dire : cet élan va retomber dans la 6ème symphonie, mais pas même. Il y avait un véritable état de grâce, le miracle perdurait. Dans ces conditions, revenir le lendemain c’est s’exposer à la déconvenue. Mais il n’était pas exagéré de parler de miracle : lors du deuxième concert il y avait la même exigence, la même grandeur, la même transfiguration : un impossible fait réalité. Et pour qui était déjà venu la veille, il y avait ici, il y avait là un accent plus abouti encore.
Je ne peux qu’en convenir : depuis deux ans que je fréquente assidûment les concerts de Strasbourg, je n’ai rien vu, rien entendu de comparable à ces deux soirées Rojdestvensky.
Le piano était tenu par Viktoria Postnikova, sa femme et de longue date sa partenaire au piano : on rappellera qu’ils ont enregistré ensemble l’intégrale des concertos pour piano. Une entente comme il peut exister entre mari et femme mais ici traduite en musique, une entente entre une interprète et un chef tous deux hors du commun.
Celui qui fut l’ami des plus grands de son temps, de compositeurs comme Dmitri Chostakovitch ou Sofia Goubaïdoulina, d’instrumentistes comme David Oïstrakh ou Mstislav Rostropovitch que Prokofiev lui-même a qualifié de « génie »
La musique de Prokofiev d’une part, la présence du chef d’autre part : une poigne, une fluidité des gestes, très amples mais directs : tant de grandeur invite à la nostalgie, mais aussi à l’espoir : si une telle grandeur a été possible, il n’y a pas de raison qu’on ne la revoie pas, même transformée, même transfigurée, à l’avenir.

Strasbourg. Palais de la musique et des congrès, salle Erasme. Jeudi et vendredi 19 et 20 Février 2009. Sergueï Prokofiev : Concerto pour piano et orchestre n° 2 ; Symphonie n°6 en mi bémol mineur. Viktoria Postnikova, piano. Orchestre philharmonique de Strasbourg. Guennadi Rojdestvensky, direction

Illustrations: Guennadi Rojdestvensky, Sergueï Prokofiev (DR)

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