Orfèvre du mot et de la note
Suite de la Collection Jessye Norman. Quatre nouveaux doubles albums nous rappellent le génie de la mélodiste, de la conteuse orfèvrée dans le lied signé Schumann, Schubert, Beethoven, Wolf. Deux récitals d’anthologie, en studio, dédiée à Brahms et à Schumann, mais également, un récital live en 1990 (« Salzbourg Recital », avec la complicité de James Levine en pianiste) sont les joyaux de cette moisson exaltante. Nouveau focus aussi, tout autant légitime, chez Wagner dont la soprano américaine sublime les rôles d’Elsa, Kundry, sans omettre les Wesendonck-Lieder. Un régal qui fait suite à la première série, parue chez Philips également, en mai 2006.
1. A Wagner collection
En 1975, l’ambitus tragique et charnel de Jessye Norman se déploie sans limites dans le Liebestod d’Isolde. La soprano donne la mesure de l’héroïne romantique frappée par un sort inhumain, objet d’une vénéneuse et irrépressible plongée dans l’inconscience, exaltée, ivre. D’Isolde à Mathilde, Jessye l’incomparable, revêt toutes les figures de l’amoureuse wagnérienne: ses Wesendonck-Lieder sont de la même innocence empoisonnée, un soleil noir d’une brûlante féminité et aussi d’un style aristocratique (direction: Colin Davis). Dix années ont passé: innocence encore, mais intacte et printanière et non encore consummée par le poids d’une malédiction, pour Elsa (1986) dont l‘Einsam in trüben Tagen, exprime l’ardente énergie, les flammes de l’espoir. D’autant que Placido Domingo campe un Lohengrin de feu et de braise, tout aussi enfiévré (direction: Solti).
2. Live at Hohenems & Salzbourg Recital
Hohenems, 1987: Jessye se chauffe d’abord avec Laschia ch’io pianga du Rinaldo de Haendel offrant son sens de l’incarnation baroque, quelques années après avoir illuminé Aix-en-Provence dans Hippolyte et Aricie de Rameau. La suite, Schumanienne, confirme ce qu’un précédent album dédié à l’auteur de Genoveva en 1975, avait démontré: Jessye a le feu schumanien, l’extase, le délire, la prononciation exaltée, sensitive, fragile. 12 ans ont passé mais l’urgence et l’engagement demeurent intacts. Ses Schubert sont investis avec une intensité déroutante (Erlkönig). En 1990, dans le cd2, la diva paraît plus inspirée, habitée, transfigurée que jamais. Des Debussy enchantés, enchanteurs (Nuit d’étoiles): même si l’articulation est encore brumeuse, le ruban de la voix est d’une irrésistible soie (Beau soir). Le miroitement des facettes psychologiques y éblouit comme dans ses Wolf (Spaniches et Italienisches liederbuch): conteuse et sirène, d’une noblesse tragique et tendre, totalement maîtrisée. Comme nous, le pianiste James Levine est au diapason, filigrané, sous hypnose. Quant à ses Beethoven, les six Geistliche lieder sont bouleversants de sobre expressivité. C’est assurément le plus réussi des deux récitals, et même l’un des plus enivrants dans la discographie tardive.
3. Brahms & Schumann lieder
Traversée entre rêve et langueur d’amour: les Brahms (1980) sont d’une sincérité de ton, prodigieuse: somptueuse et évocatrice, l’énonciation chambriste, idéalement fusionnée avec le piano (et l’alto) captive. L’incarnation de Jessye Norman atteint ici un sommet de vérité jamais appuyée ni maniérée. Témoignage ou nette affliction, l’émotion ne déborde jamais des mots et des notes: le style est d’une pureté exemplaire. Même impression de flottement merveilleux sous le charme d’une voix hallucinée, errante, dans l’insondable et inextricable labyrinthe de la plainte et du sentiment: ses Schumann (Frauenliebe und leben, Liederkreis opus 39 d’après Eichendorff), sertis en 1975, témoignent de l’imaginaire époustouflant de l’interprète, magicienne, alchimiste, orfèvre du mot et de la note. Ce double disque est incontournable. La somme d’un chant parvenu à son éloquente maîtrise.
4. The song books
La légèreté de Broadway, égrenant bon nombre de standards signés Porter, Rodgers, Kern, Gershwin, offre un prétexte plus détendu mais non moins maîtrisé: le sensualisme de la voix se régale d’une diction qui est encore plus à son aise que dans le français ou l’allemand. Parfois le chant traîne, en rajoute, d’autant que certains arrangements ne donnent pas dans la dentelle. Mais qu’importe, en 1984 pour « with a song in my heart »; puis en 1987 et en 1989 dans « Lucky to be me »: l’interprète laisse libre cours à ses possibilités sans limites (deux versions de « Falling in love with love » ou encore l’imprévu mais totalement swingant « Just the way you are » d’après Billy Joel…). Du Norman 100% authentique, et face à tant d’intégrité vocale et d’implication dépoussiérante, l’auditeur conquis déclare sa flamme et dit « encore »!
Approfondir
Lire aussi notre dossier consacré à The Jessye Norman collection (1), parue en mai 2006
Radio
Ne manquez pas le portrait de Jessye Norman par Carole Bouquet, sur Radio Classique, mercredi 28 mars 2007 à 21h.