Après L’Italienne à Alger, avant Le Barbier de Séville, Le Turc en Italie pose un nouveau jalon dans l’écriture de son auteur. Rossini met en abîme le genre buffa lui-même, en imaginant son double sur scène, dans le personnage du « poète », lequel tout au long de l’action, écrit l’histoire au moment où elle se déroule, soucieux de ciseler une intrigue sans temps morts. Ce « démiurge », Prosdocino, entend réactualiser une intrigue usée et si familière héritée de la Commedia dell’arte: Rossini, cynique, critique et mordant aborde sans limites (et avec combien de délire facétieux), le portrait de la femme libérée, dominatrice; son mari soumis et stupide (surtout plus vieux qu’elle: barbon mené sans ménagement, usé et abusé à loisir); son amant éconduit, tout autant dépassé; enfin sa nouvelle « conquête », ce Turc, Selim, tout frais débarqué à Naples.
Perle Buffa
Selon un procédé déjà exploité, le choc des deux cultures, l’ottomane et l’occidentale, met en relief et même exacerbe la psychologie des caractères. Le turc en Italie, héroïque, malicieux, souligne, à la manière d’une analyse ethnologique, tout ce qui ne fonctionne plus dans la relation des italiens, Forilla et son époux Don Geronio: regard affûté, provocant, juste d’un exotisme inversé (après avoir composé L’Italienne à Alger, Rossini renverse le canevas dramatique en écrivant ensuite ce « Turc en Italie« …), mais aussi en une vision universelle, galvanisée par l’apparition de cet acteur étranger, Selim, agent et initiateur de l’action, regard sur la contradiction des êtres, leur désir et leur grandeur dérisoire, leur faculté pour l’aveuglement (Geronio) et le caprice (Fiorilla)… le tout mené tambour battant mais avec quelle intelligence par un Rossini plus inspiré que jamais (deux années plus tard, le compositeur conclut en quelque sorte sa quête en terre buffa, avec Le Barbier de Séville, de 1816).
D’emblée, la production toulousaine époustoufle de bout en bout, par sa finesse, son à-propos: l’efficacité de la mise en scène, la cohérence et l’engagement du plateau vocal. Tobias Richter, futur directeur du Grand Théâtre de Genève (à compter de septembre 2009), ressuscite l’humeur insouciante, cette élégance stylée de l’Italie des années 1950: une vespa traverse deux fois le plateau, plusieurs affiches publicitaires vantant les mérites du tabac figurent sous les passages couverts d’une place à grandes arcades… Le décor fixe qui peut à la fois recomposer le hall d’un palace et une vaste terrasse où il est bon d’être vu, et de voir, confirme aussi la pertinence des options scéniques. Tobias Richter exprime sans lourdeur tous les registres d’une action à tiroirs où les confrontations, l’échange des maîtresses (Florilla/Zaida), dans le coeur du Turc, trouve son point d’accomplissement dans l’illusion comique, avec la scène centrale du bal masqué, où le pauvre Geronio ne parvient plus à reconnaître sa propre épouse… La situation des travestissements vertigineux et déconcertants rappelle bien évidemment, le dernier acte des Noces mozartiennes: même ivresse des coeurs, même troubles, même dérisoire aspiration et déchirante solitude, dans une ronde sentimentale sans fin (acte II). Ce changement à vue, entre le plein air du théâtre social, puis l’obscurité illusoire d’un bal travesti, montre combien la partition sous son apparente invention comique, dissimule une peinture très fine du sentiment amoureux et des rapports du féminin et du masculin.Vérité et délire: telles sont les caractères subtilement mêlés de la farce rossinienne.
Fosse/Plateau: complicité jubilatoire
Sur les planches du Capitole, les chanteurs se donnent sans compter, avec ce tact et cette éloquence millimétrée qui en totale complicité avec la baguette de Maurizio Benini, excelle en particulier dans les ensembles, admirablement ajustés. La frénésie et la surenchère vocale, ce motif récurrent des variazioni se réalise avec légèreté et truculence, un style et un tempérament, en tout point, exemplaires. D’ailleurs, Maurizio Benini, n’en est pas à son premier Rossini, lui qui a déjà su convaincre, ambassadeur de la furià rossinienne, à la Scala, à Pesaro et jusqu’à Paris… Que ce Rossini danse et captive, maniant la moquerie comme l’élégance. D’une distribution idéale, saluons en particulier les deux protagonistes masculins: le Selim, bondissant et spirituel de Marco Vinco, le Prosdocino de Pietro Spagnoli. Palmes spéciales aussi au ténor américain, Lawrence Brownlee, dont le Narciso semble perpétuer l’emploi à la fois tendre et héroïque des héros antiques chantés par les castrats italiens. Dans les deux rôles féminins principaux, ni la soprano lettone, Inga Kalna (Fiorilla) ni Brigitte Hool (Zaida) ne démérite, loin s’en faut. Même, la première relève les multiples défis d’une partie particulièrement difficile vocalement. Femme dominatrice, amante frénétique, épouse infidèle, Fiorilla (dont le personnage préfigure Rosina) connaît enfin les tourments de la solitude, celle de la femme reniée: il faut vaincre les facettes nombreuses d’un personnage haut en couleurs pour convaincre. Gageure accomplie dans cette production jubilatoire et enivrante qui aux côtés du Roi d’Ys (octobre 2007), par sa cohérence et le niveau interprétatif, grâce surtout à l’équilibre fosse/plateau, reste l’une des meilleures productions lyriques présentées au Capitole.
Toulouse. Capitole, Giaocchino Rossini: Le Turc en Italie. Dimanche 30 mars 2008. Opéra buffa en 2 actes. Livret de Felice Romani. Créé le 14 août 1814 à la Scala de Milan. Marco Vinco (Selim), Inga Kalna (Fiorilla), Alberto Rinaldi (Geronio), Lawrence Brownlee (Narciso), Brigitte Hool (Zaida), Philippe Do (Albazar), Pietro Spagnoli (Prosdocino), Hervé Lapellerie (le maître d’hôtel). Orchestre et choeur du Capitole de Toulouse. Direction musicale: Maurizio Benini. Mise en scène: Tobias Richter.
Crédits photographiques: (1) Inga Kalna (Fiorilla). (2) Zaida : Brigitte Hool / Selim : Marco Vinco / Fiorilla : Inga Kalna / Geronio : Alberto Rinaldi / Narciso : Lawrence Brownlee / Prosdocimo : Pietro Spagnoli. (3) Fiorilla (Inga Kalna) et le Turc Selim (Marco Vinco) © Capitole de Toulouse 2008 – Patrice Nin.