jeudi 24 avril 2025

Toulouse. Halle aux Grains, le 31 octobre 2009. Franz Schubert, Robert Schumann. Grigory Sokolov, piano

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Savoureux Sokolov
Avec douze concerts cette année, Les Grands interprètes complètent admirablement la très belle saison musicale toulousaine. En faisant le choix d’inviter Gregory Sokolov, après de magnifiques concerts de Piano aux Jacobins, Catherine d’Argoubet prenait le risque de ne pas renouveler l’intérêt d’un public particulièrement gâté. Même si la vaste salle (2400 places) n’était pas pleine à craquer, le succès fait à un artiste monumental a été particulièrement chaleureux. On ne sort pas d’une rencontre avec le génie sans être marqué profondément.

Un poète épique

Le programme comprenait deux sonates vertigineuses et complexes entre toutes celles qu’ont composées Schubert st Schumann.
La première était la sonate N° 19 en ré majeur, D.850 de Schubert. Il s’agit de l’une des plus amples de son auteur. Elle débute sur un thème héroïque qui parcourt avec des variations tout le premier mouvement, s’imposant devant le deuxième thème plus léger, presque bucolique. Dès les premiers accords plaqués fermement mais sans hâte ni violence Grigory Sokolov nous entraîne dans un voyage périlleux et enchanteur à la fois. Cet artiste s’appuie sur une connaissance intime de l’œuvre qui nous donne une totale confiance. C’est Schubert qui nous parle, Sokolov sait ou il veut nous emmener et il sera notre passeur. Son Schubert est sidérant de vitalité et de puissance, de finesse et de grâce aussi. Les audaces rythmiques et harmoniques sont abordées avec évidence, comme une improvisation géniale. Mais le souci du détail absolument renversant, les réexpositions des thèmes sont comme un focus sur une image qui se précise, est inclus dans une véritable vision d’ensemble parfaitement construite. Cet extraordinaire allegro vivace ouvrant la marche devient une aventure épique. Des moments de grande tendresse, sorte de repos après l’effort surhumain, illuminent l’ensemble. Tout le long Grigory Sokolov parle, raconte, séduit par une conviction inébranlable en poète qui sait rendre proche la beauté du monde et ses douleurs mêlées. Le deuxième mouvement est introverti et harmonieux avec un dialogue délicieux de tous les instants. Dialogue des thèmes, dialogue des deux mains, et conversation du thème et de ses accompagnements. Certains moments sont proposés dans une interprétation tellement personnelle qu’ils semblent faire découvrir des splendeurs inconnues jusque là. Le rubato est utilisé avec art, apportant beaucoup de respirations apaisantes. Le thème n’est pas forcement mis au premier plan et il arrive que l’accompagnement soit vivifié afin de permettre un pont harmonique. Les nuances sont fabuleusement creusées allant du murmure au tonnerre. Les couleurs du son sont hallucinantes de variété. Jamais un thème n’est identique, chaque réexposition ajoutant quelque chose. Le con moto s’éteint dans une délicatesse d’âme qui a enfin trouvé un peu de paix. L’impétueux scherzo reprend la course et le périlleux voyage dans des contrées nouvelles, angoissantes et familières à la fois. Grigory Sokolov reprend une narration de Liedersänger qui ne peut que nous ensorceler. Son piano chante avec une éloquence quasi magique des chants immémoriaux et nouveaux à la fois. Le toucher du pianiste russe est ce qui lui permet de créer des sons inouïs, jamais entendus qu’en rêves, qui bouleversent l’âme. Comme on aime ce Schubert, si puissant et fin à la fois, capable d’une délicatesse angélique et d’emportements démoniaques. Avec Sokolov l’allegro moderato final ne redescend pas après les sommets précédents. Le musicien poète en tire une puissance et un humour d’une force incroyable. Le début danse et charme mais très vite tout s’accélère et l’épique revient comme au début de la sonate en révélant une construction très sure et achevée. La main gauche acquiert une force tellurique invincible qui donne aux guirlandes de la main droite une épaisseur inhabituelle bien éloignée du simple charme qui lui est conférée habituellement. Lorsque les dernières notes meurent c’est comme un grand livre rare et précieux qui se ferme, livre qui nous a fait voyager et grandir. Un prince poète nous a offert une interprétation grandiose de cette sonate, qui paraît sous ses doigts comme improvisée et créée à l’instant, marque d’un génie rare.

Un grand poète lyrique

La troisième sonate fa mineur op. 14 de Robert Schumann est un véritable monument dans bien des sens du terme. Elle possède le sous-titre de concerto sans orchestre, elle requiert une virtuosité si grande qu’elle est rarement donnée en public et nous parle de l’amour contrarié de Robert et Clara. Jugée trop longue et complexe lors de l’édition chez Hasslinger à Vienne en 1836, deux scherzi ont été ignorés. Lors de la réédition en 1853 le scherzo I a été réintroduit. Pourtant les cinq mouvements sont indispensables si on respecte la pensée créatrice de Schumann. Cette sonate est née de la sublimation d’un double deuil. Celui de sa mère morte en février 1836 mais certainement bien plus traumatisant encore, le deuil de ne pouvoir revoir sa chère Clara. En effet le jeune Schumann avant de rejoindre Zwikau pour l’inhumation de sa mère cherche l’appui de sa très chère Clara, âgée de 16 ans. Le père, tel l’inquisiteur surprend les jeunes gens, chasse Robert, et impose à Clara un déménagement et l’isolement. La séparation durera de longues années et sera résolue par un procès. La sonate en cinq mouvements date de juin 1836 et pressent la douleur de cet injuste éloignement. Le chiffre cinq est celui de C L A R A, cette sonate est construite autours d’un andantino quasi variazioni sur un thème de Clara. Justement les deux scherzi enchâssent le diamant construit sur ce très beau thème de l’élève si douée. Non seulement en restaurant les scherzi Grigory Sokolov nous rend deux mouvements magnifiques mais surtout il rend hommage à Robert et Clara Schumann et refait de cette sonate un monument à l’amour de ces deux êtres d’exception. Ailleurs Schumann dira, et comment, la force de cet amour mais là dans cette œuvre c’est le tourment, la désolation, le fracas de l’âme détruite, qui résiste au néant qui menace de l’engloutir et qui s’accroche à l’amour pour survivre, qui s’expose. Clara elle-même était choquée par la force, l’audace, la folie contenue dans cette partition et demandera à Robert des « adoucissements » harmoniques et rythmiques. La virtuosité pianistique est au centre de l’amour de Clara et Robert comme elle est au centre de la sonate. Mais ce que Sokolov nous offre est au-delà d’une simple performance pianistique pourtant inouïe. Il nous permet la compréhension de ce combat véritable lutte contre la folie et la mort et comment le salut vient du besoin de s’accrocher au thème de Clara qu’il rend lisible dans tous les moments possibles. Il est bien difficile de retranscrire par des mots en suivant chronologiquement les mouvements de la sonate en fa mineur l’interprétation que propose l’immense Grigory Sokolov, pianiste russe adulé par les connaisseurs. Ce chant lyrique désespéré, grandiose et misérable, bouleversant est fabriqué par des sonorités d’une variété infinie, des nuances fabuleuses d’audaces, des élasticités de tempi inouïes. La folie rode mais jamais le musicien ne perd le contrôle de son jeu. Tout est maîtrisé au sein d’une démesure de tous les instants. On sort de cette œuvre fracassé par le génie de Schumann incarné par le jeu du plus grand des musiciens possibles. En poète baudelairien, véritable médium, Grigory Sokolov nous permet de vivre la beauté de l’art dans sa plus grande force. Le rapport du pianiste avec son instrument est si fort qu’il semble se courber pour faire corps avec lui. Les doigts ont des attentions d’amants pour les touches. Transcendé par l’inspiration c’est comme si le public par ricochet était touché par la grâce sans la volonté propre de l’artiste. Le malaise du musicien qui salue si raide alors qu’il est si souple au clavier prouve bien qu’il ne vit que pour et par la musique. Heureux public qui a bénéficié d’un tel moment quasi mystique. L’enthousiasme a été tel que Grigory Sokolov a offert non pas des bis mais une troisième partie de programme avec quatre préludes de Chopin. L’amour malheureux est à nouveau au centre de ces compositions datant du séjour à Majorque que fit Chopin avec Georges Sand. Son Chopin sonne comme nul autre, à la fois viril et tendre, fort de sa faiblesse acceptée. Dans le fameux prélude à la goutte d’eau il compose une sorte de Requiem et chaque goutte tombe différemment. On ne sait comment il fait, mais il arrive à créer un son propre pour chaque goutte ! Les deux bis vraiment hors propos et apportant un peu de détente ont été le final des Indes Galantes d’une légèreté incroyable faisant penser à un double clavier de clavecin ou imaginer que le pianiste possède bien plus de dix doigts… enfin la délicatesse et la tendresse de Scriabine dans une pièce nommé « Désir » de l’opus 57, répand un parfum subtile et tendre, qui permet d’accepter l’arrêt de cette communion si rare.
Jamais le titre Grand Interprète n’aura été si éloquent !

Toulouse. Halle aux Grains, le 31 octobre 2009. Frantz Schubert (1797-1828), Sonate en ré majeur, D.850 op.53 ; Robert Schumann (1810-1856), Sonate pour piano en fa mineur, concert sans orchestre, op.14. Grigory Sokolov, piano. Article mis en ligne par Adrien De Vries. Rédaction: Hubert Stoecklin

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