jeudi 24 avril 2025

Tourcoing. Théâtre Municipal, le 15 mars 2009. Joseph Haydn (1732-1809): L’anima del filosofo ossia Orfeo ed Euridice. Dramma per musica 1791. Création scénique. Jean-Claude Malgoire, Alita Baldi

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Opéra des Lumières, nuit d’Orfeo

Même si, sur la scène, les jeunes apprentis chanteurs scrutent, annotent et analysent des planches anatomiques représentant le corps humain, le sujet principal de l’opéra de Haydn est bien l’âme humaine. « L’Anima del filosofo » est même un ouvrage atypique qui tout en utilisant le vocabulaire de l’opéra seria, comptant de nombreux airs classiques de solistes, est surtout un manifeste mi philosophique mi métaphorique, qui « ose » entre autres, une fin tragique sans guère de salut (pas de lieto finale ou fin heureuse): le héros qui a perdu sa bien aimée, renonce, et meurt seul, sans espoir , détruit… (malgré les tentations des bacchantes qui aimerait le voir succomber aux plaisirs).

Haydn qui a dirigé l’Orfeo de Gluck offre une toute autre version du mythe grec: un tableau éloquent par sa grandeur morale, qui s’autorise des accents âpres, des choeurs somptueux, une résolution crue et brute qui insiste sur le thème central: que peut l’homme qui ne sait maîtriser ses passions? Au demeurant, en homme des Lumières, convaincu par la vertu morale dans chaque acte de la vie, Haydn, en 1791 signe ici son ultime opéra, comme un testament spirituel, un acte de foi philosophique. Nous voici revenus à la source de toute connaissance: le « Connais-toi toi même » si fameux, est bien la clé d’une partition qui si elle peine à démarrer dans la première partie (trop de scènes déclamatoires et d’exposition des caractères), offre dans le second volet, un réel accomplissement musical digne de La Clemenza di Tito de Mozart, composé la même année: même raffinement des couleurs instrumentales, même gravité des climats à la fois sombres et poétiques… Un exemple? Ecoutez le choeur des âmes damnées aux Enfers (traversés par Orfeo sous la conduite du Génie) où les choristes endossent les costumes d’aliénés mentaux: la force du tableau dans la violence et la sauvagerie désespérée des chanteurs, saisit.
La Clemenza de Mozart, L’Anima de Haydn… Voici certainement deux oeuvres décisives par la prise de conscience qu’elles induisent. Les auteurs y témoignent d’une découverte nouvelle rompant avec les passions propres à l’heure baroque: les créateurs se concentrent sur le sentiment, dont l’activité sous la nécessité de l’âme, vise de nouveaux défis. Ainsi ambitionnent Mozart et Haydn, offrant déjà deux écritures visionnaires aux multiples éclairs romantiques.

Cohérence du geste

La cohérence avec laquelle Jean-Claude Malgoire dirige ses troupes, défend sans failles une partition pourtant difficile: accents sûrs, sensibilité maîtrisée à la palette des timbres et des couleurs, superbe étagement des parties en présence: solistes, choeur, orchestre (y compris la harpe placée à droite de la scène pour souligner l’instrument éclatant du Poète de Thrace dont le chant et sa magie séductrice ne seraient rien sans le souple soutien de sa lyre…). Le chef sait installer les climats (lamento funèbre d’Euridice, piquée mortellement par l’aspic… scène mémorable qui clôt le premier volet du dramma per musica), articuler l’architecture de l’action. Et la direction comme l’interprétation devraient encore se ciseler après cette première.

De son côté, la mise en scène d’Alita Baldi est une réalisation exemplaire par sa justesse et sa clarté. Géniale, cette idée d’installer sur la scène du mythe grec, une académie des sciences où les élèves apprentis et leur professeur apprennent à se repérer dans cette école du sentiment où la fable d’Orphée et d’Eurydice offre une belle illustration de ce qu’il ne faut justement pas commettre. L’histoire du poète chanteur est un contre exemple. « Sois plus constant » dit le génie dans les scènes finales à l’adresse d’un Orfeo qui descendu aux enfers, n’en est pas moins aussi impulsif et irréfléchi qu’auparavant. Celui qui par son chant et par l’harmonie de sa musique a su infléchir Pluton et ses ministres, ne sait pas dominer sa propre nature: il en perd définitivement l’Aimée. Et par là, perd son âme… Seul, traître à lui-même, le héros à qui tout souriait, finit abîmé dans la nuit, renonçant à la mort, à la vie.

Il faut bien toute l’intelligence d’une mise en scène choisie, économe dans son déploiement visuel pour éclairer cette lente plongée dans les ténèbres. La nuit d’Orphée traverse donc en plusieurs tableaux limpides, cette Académie des Sciences (emblème de l’Europe des Lumières) dont l’ambition et le prestige intellectuel est rehaussé par la présence d’un immense cercle où paraissent l’image du cosmos, de la terre, du soleil… le cercle est l’image de la perfection et de l’harmonie auxquelles aspirent toute l’Europe intellectuelle et scientifique de l’époque de Haydn et dont sa musique tente à sa mesure, une expression compréhensible. Du reste, en multiples références aussi, le décor dans lequel la colossale vision circulaire se présente aux spectateurs, rappelle comme en une coupe emblématique, l’architecture visionnaire et contemporaine de Haydn, du génial Etienne-Louis Boullée (1728-1799). La vision est claire: cette image idéale d’une harmonie cosmique auxquels doivent tendre les hommes, est inversement contredite par ce qui se passe sur les planches. Si l’homme sait contempler les étoiles et comprendre mieux d’où il vient, il ne sait toujours pas qui il est: l’homme est ce mystère, déraisonnable et terrifiant qui porte en lui les germes de sa destruction. Voyez comment Orfeo trop aveugle à lui-même appartient aux barbares: il possède une image tronquée de sa nature profonde: s’il voyage jusqu’aux enfers, il ignore tout de lui. Frappant contraste, entre fantasme et réalité qui fonde toute l’attrait de ce formidable spectacle. L’Anima del filosofo (L’Âme du philosophe) est donc une claire mise en garde contre nous mêmes.

Contre les étiquettes faciles, les classifications rassurantes, « L’Anima del filosofo » est une oeuvre laboratoire ni classique au sens viennois, ni même parfaitement conforme à la réforme lyrique défendue par Gluck sur le métier seria: la partition est personnelle, tissée sur un canevas non convenu, franche, finalement sombre voire désespérée. En homme des Lumières, Haydn nous fait contempler une nuit surprenante et terrifiante où la folie menace. Quand Orfeo et Euridice au I chantent leur amour puis s’arrêtent, interrompus par une rumeur funeste et insistante (le choeur dans la salle hurle et rit à gorges déployées): comment ne pas penser alors au bruit de la Révolution où malgré l’élan des idées lumineuses, le ferment haineux de la Terreur et la barbarie de l’intolérance, se dressera bientôt au grand jour? Haydn semble comme un oscillomètre lucide, recueillir les spasmes de son époque. L’opéra révélé par Malgoire en témoigne.

Chanteurs au diapason du théâtre

Au diapason de cette conscience nouvelle, les chanteurs en un quatuor épatant (Euridice,Orfeo, Créonte, Génie), relève les défis de l’ouvrage, que le chef avait déjà abordé en version de concert (il y a une décade): il s’agit donc en mars 2009, d’une première scénique française. Un événement pour cette année du bicentenaire de la mort de Haydn (31 mai 2009). D’autant que les opéras du Maître, demeurent méconnus. Grâce au directeur de l’Atelier Lyrique, nous voici en présence d’une véritable perle mi classique mi romantique, mi théâtrale mi philosophique: un ovni parfaitement inclassable, musicalement étonnant, scéniquement enthousiasmant.

L’Atelier des voix

L’expérience de l’Atelier Lyrique de Tourcoing outre l’audace appliquée sur les répertoires choisis, en un éclectisme libre et inventif, se réalise aussi grâce à l’Atelier des Voix: un programme de perfectionnement qui permet à de jeunes chanteurs d’éprouver leurs limites, de parfaire leur métier. Le résultat de cette approche pédagogique et professionnalisante (sous la tutelle pour cet Orfeo atypique, de Benoît Haller) s’écoute tout au long de la production, dans la superbe tenue du choeur, en tout point excellent, en particulier chez les hommes: l’opéra offre à chacun d’eux, des parties solistes qui les exposent et les poussent au jeu individuel. La couleur, l’assurance, la justesse, le prolongement du chant par le geste, la beauté de leur sonorité collective, -ample et engagée-, permettent d’atteindre un niveau époustouflant en vraisemblance et en musicalité.

Voilà une création très convaincante qui s’inscrit avec raison au programme de l’année Haydn 2009. L’inventeur de la Symphonie, du Quatuor et du Trio méritait assurément que l’on redécouvre ses opéras. A l’égal de notre enthousiasme pour la production (créée à Aix) de L’Infedelta Delusa (autre perle mais sur le mode buffa, composée en 1733, dévoilée elle aussi, sous la baguette du séditieux Jérémie Rhorer), voici un autre ouvrage captivant dans une réalisation idéale, « L’Anima del Filosofo ». Merci à Jean-Claude Malgoire de nous en révéler la grandeur, la singularité et la poésie. Deux autres représentations à Tourcoing, le 17 puis le 20 mars 2009.

Tourcoing. Théâtre Municipal, le 15 mars 2009. Joseph Haydn (1732-1809): L’anima del filosofo ossia Orfeo ed Euridice. Dramma per musica 1791. Livret de Carlo Francesco Badini. Créé à Florence en 1951. Avec Euridice: Hjördis Thébault, soprano. Orfeo: Joseph Cornwell, ténor. Creonte: Pierre Yves Pruvot, baryton. Genio: Isabelle Poulenard, soprano. Atelier des voix (Initiative d’insertion professionnelle pour chanteurs choristes en Nord pas de Calais. Domaine Musiques-Atelier Lyrique de Tourcoing). La Grande Ecurie et la Chambre du Roy. Direction musicale: Jean Claude Malgoire. Mise en scène: Alita Baldi. Décors, costumes: William Orlandi. Chef de chant: Anne Catherine Vinay.

Illustrations: © Atelier Lyrique de Tourcoing 2009

1. Orfeo face au miroir : le héros se voit-il tel qu’il est ? (Joseph Cornwell)
2. Le mausolée et cénotaphe de Newton: Etienne Louis Boullée (1728-1799)
3. Les choristes de l’Atelier des Voix dans le choeur des Enfers
4. Euridice (Hjördis Thébault) et Orfeo (Joseph Cornwell)

Crédits photographiques © Danielle Pierre 2009

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