Concert Infantas à Uclès
Le monastère d’Uclès, à près de 80 km de Cuenca, exporte au coeur de la campagne castillane, l’exigence musicale du festival conçu par Pilar Tomas depuis 3 ans, tout en rappelant aussi que les oeuvres programmées sont l’aboutissement d’un travail de recherche musicologique, préalable et de longue haleine. Les partitions interprétées par l’ensemble Gilles Binchois et Dominique Vellard (que les oreilles familières retrouvent chaque été, lors du festival du Thoronet depuis 1991), restituent le profil atypique du compositeur espagnol Fernando de las Infantas (1534-1609); elles soulignent combien en marge des concerts de la Semaine de musique religieuse, il a fallu approfondir la connaissance du patrimoine musical proposé à la méditation des chercheurs comme à la délectation des interprètes et du public. Soucieuse de défrichement comme de (re)créations, Pilar Tomas nous offre ainsi dans un monastère parmi les plus beaux de la campagne Castillane, la révélation d’un compositeur méconnu au travers de partitions jouées en « première mondiale ». Au dehors, le massif minéral capte et réfléchit la lueur solaire comme le ferait un prisme étincelant. La sobre monumentalité de l’édifice aux proportions majestueuses évoque évidemment les paysages de Patinir. Ainsi se précise l’âme castillane: pureté ascétique en façade, mais expressivité intense et lyrique au dedans. Le programme musical choisi en témoigne.
L’exhumation de ses oeuvres est liée à la publication pour l’Institut de musique religieuse de Cuenca, d’un catalogue recensant toutes les oeuvres déposées à Uclès et qui a été présenté pour la première fois quelques heures avant le concert de 19h. Pilotée par la musicologue Tess Knighton, l’édition tout en dévoilant la richesse d’un fonds insoupçonné, souligne combien dès le XVIè, les manuscrits circulent dans toute l’Europe et en particulier dans les hauts lieux où se fait la musique. L’approche de Dominique Vellard (dont l’Ensemble souffle ses 30 ans en 2009) rend toute la mesure d’une écriture experte dans l’art de la polyphonie, celle d’un homme qui a voyagé jusqu’à Rome (1572-1597), et qui défend ardemment ses convictions, en pair de Palestrina et de Zoilo. Impliqué dans les discussions sur la liturgie « orthodoxe » après le Concile de Trente, Infantas s’implique contre la volonté de purification vocale. Dominique Vellard s’intéresse en particulier à ses motets sacrés à 4 voix qui composent le Sacrarum varii styli cantionum (Venise, 1578).
Fidèle à leur esthétique vocale, les solistes de l‘Ensemble Gilles Binchois sculptent l’opulence fluide et fusionnelle des voix, d’autant que dans la réverbération naturelle de l’ample nef de l’église du Monastère d’Uclès, le tissu sonore gagne en ampleur et en résonance. La démarche est d’autant plus significative qu’elle est comparative; l’écriture d’Infantas est mise en perspective avec celle d’un contemporain (forcément plus connu): ainsi, le Salve Regina d’ouverture, marque-t-il la frontière entre le style de notre compositeur et celui de Jacobus Vaet à 6 voix; idem pour l’Ave Regina, comparé sur le même sujet avec la manière de Lassus à 3 voix, ou encore l’Ave Maria, mis en balance avec l’écriture d’Adrian Willaert.
Singulier le tempérament d’Infantas se révèle dans toute sa maîtrise et sa solennité vaporeuse dans le dernier morceau, extrait du Psaume 37: Domine ne in furore. Développée sur le mode phrygien, propre à l’esprit des lamentations, la construction musicale suit et structure l’impact des mots en une vision qui se rapproche pour beaucoup des Français et des Hollandais contemporains. La révélation est totale: il s’agit bien d’une main spécifique, non pas d’un suiveur mais d’un authentique créateur, en marge des courants officiels et complaisants. Amorcer le dévoilement du fonds des manuscrits d’Uclès par l’écriture d’Infantas souligne la valeur artistique de cette mine nouvelle, tout en soulignant le tempérament d’un maître de la polyphonie à la fin de la Renaissance ibérique.
Uclès (Espagne). Monastère, le dimanche 5 avril 2009 (Dimanche des Rameaux). 48è Semana de Musica Religiosa de Cuenca. Fernando de las Infantas (1534-1609): Motets de la Bibliothèque d’Uclès. Ensemble Gilles Binchois. Dominique Vellard, direction. Concordia Viol consort. Mark Levy, direction.
Illustrations: le monastère d’Uclès dans la campagne de Castille © S.Torralba