En terre d’accueil et d’adoption, surtout s’il s’agit de talents aussi expansifs et profonds, Venise accueille vers 1677, Rosenmüller, Legrenzi et Stradella. Homosexuel dénoncé (mai 1655), Rosenmüller pourtant promis aux plus hautes fonctions musicales à Leipzig fuit jusqu’à la Cità; bergamasque, Legrenzi connaît à Venise cet accomplissement attendu que son génie espérait: il devient maître de chapelle à San Marco dès 1685: reconnaissance et même apothéose d’un tempérament musicien dont l’écriture (comme ici celle de son recueil de Sonates, La Cetra, dédié en 1673 à l’Empereur Leopold Ier si mélomane) se joue des combinaisons instrumentales (trio classique, a quatro, privilégiant les basses…) et marquent indiscutablement la forme Sonate, purement instrumentale qui serait née… ainsi à Venise; sa volubilité et sa grande versatilité distinguent une manière irrésistible que Manfredo Kraemer et son ensemble rendent davantage exaltée, exaltante.
Même destin étonnant pour Stradella, lui aussi fugitif et le cadet des trois (né en 1639): à Venise, entre deux courses loin de Rome, le musicien éblouit par le raffinement de son style (Sinfonia XI) aux courbes et contre courbes proches des caprices musicaux dont le violon de Kraemer accuse la suavité chaloupée (n’est-il pas natif d’Argentine?).
Très opportun programme, d’ailleurs présenté au Festival d’Ambronay 2010, qui souligne combien la Venise du Premier Baroque fut outre le temple européen de l’opéra, un foyer tout autant actif et inventif en matière de musique purement instrumentale… Kraemer dispense ses sonorités libres et flexibles, visiblement enivré par les vertiges d’un « trialogue » audacieux (scientifiquement improbable, artistiquement captivant): ces trois compositeurs là, pourtant en séjour à Venise au même moment, n’ont pu, peut-être jamais se rencontrer, se parler, échanger, s’écouter…
Notre préférence va à la Sonate seconda à 2 violoni de Johann Rosenmüller: ivresse à deux voix et d’une souple articulation de près de 8 minutes. Même si la désinvolture de Legrenzi paraît souvent plus moderne (il aurait même influencé le Germanique), Rosenmüller surprend toujours par sa fièvre dramatique, ses cabrures fantasques qui excitent l’imaginaire… Venise diverse et multiple, ne cesse de nous surprendre. Saluons la fièvre communicante des interprètes, habiles ambassadeurs, alchimistes habités, au service de musiques d’une sensualité hypnotique.
Venezia: Rosenmüller, Legrenzi, Stradella (Sonates et Sinfonias). The Rare Fruits Council. Manfredo Kraemer, violon et direction. Sortie le 26 mai 2011.