Premières lectures. Ce pourrait être un instantané sans histoire, à peine assombri par l’ombre profonde qui semble dévorer le coin de la pièce pris au piège derrière le virginal. Etrange disposition, exceptionnelle heure choisie, Vermeer peint une pièce dont la fenêtre est condamnée. La lumière prend sa source à la place du spectateur. De sorte que tout autour de la musicienne est plongé dans une pénombre propice au souvenir ou aux allusions silencieuses. Elle nous regarde, sans expression particulière. A quoi pense-t-elle ? Est-elle toute à la musique contenue sur la partition ouverte ? Ou bien, Vermeer dont on sait qu’il aimait les double voire les triples lectures, souhaite-t-il suggestivement nous inviter dans l’intimité de cette femme musicienne dont les pensées résonnent à l’unisson du thème représenté derrière elle, sur la toile qui, imposante, occupe tout le fond du tableau ?
Le tableau dans le tableau. L’œuvre picturale qui y est accrochée a été identifiée : l’entremetteuse de Dirk Van Baburen daté de 1622 dont le Museum of fine arts de Boston possède une version originale. Baburen comme nombre de peintre nordique au début du XVII ème siècle, reçoit l’influence directe du Caravage : réalisme cru voire paillard des scènes de genre. Souvent chez les Caravagesques, la musique, citée sous la forme d’instrument de musique, peint la comédie amoureuse et sentimentale, mais une comédie cynique, où les charmes et les beautés dévoilées, surhaussées par les talents du peintre sont monnayées sans scrupules. A la façon dont Degas, plus tard, représentera le milieu des danseuses de l’Opéra, entourée de leurs marâtres négociatrices, associée à la silhouette de leur admirateur-souteneur.
Mais ici la figure solitaire, associée au tableau du caravagesque, prend une nouvelle signification : elle songe à l’être aimé dont l’absence redouble et s’accroît par la présence de la basse de viole, posée aux pieds du virginal. Les cordes résonnent par sympathie selon les accords produits par la virginaliste, comme les deux cœurs amoureux s’épanchent l’un à l’autre. De sorte que l’œuvre serait l’expression d’une langueur affective, d’une songeuse solitude, à peine égayée par le pinceau du peintre qui saisit un regard échappé furtivement à la partition.
Mais comment comprendre l’allusion du tableau de Baburen au sujet honteux, et le visage de la femme assise au virginal ?
Comme l’expression d’une hésitation, comme l’allusion à un choix non encore élucidé. Cette jeune femme à l’apparence élégante et soignée, songerait-elle à des pratiques interdites ? Ou bien au contraire, veut-elle nous affirmer sa fervente et vertueuse conduite morale ?
S’il n’était la citation du tableau de Baburen, la toile de Vermeer n’offrirait aucune lecture équivoque. Le Baburen trouble la tranquillité apparente de cet intérieur recueilli, et cette parfaite jeune femme, pourrait bien dissimuler quelque écarts de conduite bien peu méritants. La richesse sémantique du tableau tient à ce trouble de la perception. Vermeer ajoute comme Caravage à une forme irréprochable, dont la brosse produit des effets de matière exceptionnels, préfigurant déjà les modernes, impressionnistes et cubistes, des symboles qui renvoient à une toute autre grille de lecture. Perfection de la technique, glissements du sujets.
Palette. Pour exprimer picturalement ce sentiment d’isolement et de rêverie suspendue, Vermeer orchestre une partition chromatique extrêmement raffinée : ocres et ors (du cadre du tableau et des clous du dossier de la chaise), chamois et bois des instruments, bleus de la robe, des motifs de la draperie suspendue, et comme entreouverte pour nous permettre de surprendre le modèle dans son intimité musicale.
L’étude attentive de la touche inscrit la toile dans les années finales de la carrière du peintre : applats simplifiés de matière semblent schématiser la perception des formes et des éclats de lumières. A ce titre, le traitement de la bordure dorée du tableau de Baburen et les plis de la robe bleue repliée contre le dossier de la chaise sont emblématiques de ce schématisme pictural qui aborde les formes en facettes essentielles. Leur traitement contredit la fine description de deux instruments : piètement en faux marbre du virginal, d’une précision quasi illusionniste, dessin juste et minutieux de la basse de viole, dont chaque corde est parfaitement reproduite. Mais ce contraste à peine perceptible, entre la précision du pinceau à gauche et ce flou vaporeux qui enveloppe la matière et les contours, à droite, correspond aussi à l’étagement des figures dans l’espace. Vermeer dont l’oeil est photographique, oeuvre à la façon d’un photographe et sa chambre (n’utilisait-il pas le principe de la camera oscura afin de saisir l’architecture des scènes peintes?) : précision et netteté analytique du premier plan, onirisme poétique, imprécision volontaire des seconds plans.
Dénouement. C’est peut-être l’instrument dont joue la jeune femme qui nous donne la clé de l’œuvre. Contrairement au luth, représenté dans la scène scrabreuse du Baburen, le virginal symbolise dans les intérieurs hollandais des bonnes familles du XVII ème siècle, la concorde et l’harmonie. Ainsi, peintre et modèle ne veulent-ils pas nous indiquer que la jeune femme musicienne est bien du côté de l’idéalisme : amour vulgaire, amour noble. Elle exprime a contrario, sa volonté de s’émanciper de l’amour facile. Elle signifie par allusion, par le langage des instruments, son désir d’un amour fondé sur l’harmonie. Vision déjà romantique.
On ignore dans quel contexte Vermeer peignit le tableau. Pour quel commanditaire ?
Peut-être, Constantin Huyghens le jeune (1628-1697), secrétaire du Prince Guillaume III, ami avec la famille Duarte d’Anvers, visita souvent le collectionneur et musicien anversois. Entre 1673 et 1678, Huyghens se rend régulièrement chez Diego Duarte, pour y parler peinture mais surtout musique, que les deux aimaient passionnément. Duarte fut du reste, un organiste et compositeur célèbre. Huyghens de La Haye fournit-il à son ami Anversois, la toile de Vermeer ? L’idée reste séduisante. L’œuvre du peintre devait en 1910, rejoindre les collections de la National Gallery de Londres, qui possédait depuis 1892, une autre toile de Vermeer sur le même sujet, Une dame debout au virginal.
Illustrations
Vermeer, une jeune femme assise au virginal (1675).
Londres, The trustees of the National Gallery
huile sur toile (51,5 x 45, 6)