Pouvait-on imaginer lieu plus approprié pour donner vie à la trilogie Mozart-Da Ponte que l’Opéra Royal du Château de Versailles, enfin rénové et ouvert à nouveau au public ? La salle a retrouvé ses bleus et ses ors, et scintille de tous ses lustres, simplement flamboyante d’élégance et de noblesse. Une fois installé, on ne peut qu’être saisi par l’atmosphère unique qui règne entre ces murs, celle de grandes années d’histoire qui y ont laissé leur empreinte. Après Cosi fan Tutte, c’est au tour du burlador de Séville, Don Giovanni, de faire son entrée dans ce cadre exceptionnel, d’un équilibre parfait, véritable écrin pour cette musique.
Basée à Saint-Quentin-en-Yvelines, la troupe Opera Fuoco est un ensemble fonctionnant comme une passerelle pour les jeunes artistes lyriques, une transition idéale entre la fin des études et le lancement d’une carrière. Grâce à cette heureuse initiative lancée par David Stern, les chanteurs peuvent roder leur répertoire, acquérir une expérience professionnelle et complète, s’armer ainsi efficacement pour la carrière.
Venue du Théâtre de Saint-Quentin, cette production d’Opera Fuoco fonctionne remarquablement, bien que l’on puisse légitimement déplorer que le cadre de scène et les planches, enfin rendus à leur vérité originelle, soient masqués par le dispositif scénique. Economie de moyens ou volonté de débarrasser l’œuvre de tout décorum inutile, le décor imaginé par le metteur en scène Yoshi Oida se révèle pour le moins épuré, composé de tréteaux, d’un échafaudage et de quelques accessoires, dont des chaises et des cadres recouverts de papier que les personnages peuvent déchirer et traverser.
Petite frappe
L’action est ici transposée dans un environnement mafieux, malsain, mais suffisamment indéfini géographiquement pour rendre palpable l’intemporalité de l’ouvrage. Les costumes, oscillant entre actualité et époque gothique (celui de Donna Elvira notamment) accentuent cette impression d’universalité. Chahutée par une grande partie du public, la scénographie évite pourtant avec soin toute vulgarité : elle déploie une direction d’acteur d’une grande pertinence, notamment dans les rapports entre les personnages. Zerlina prend ici un relief tout particulier, loin de la paysanne naïve souvent représentée. Sa façon d’achever son « Batti, batti » une jambe posée sur le genou de Masetto et l’invitant langoureusement à glisser ses mains sous sa jupe, gestes identiques à ceux dont elle use durant son duo avec Don Giovanni, démontre qu’elle est sans doute moins innocente qu’elle n’y parait et éclaire ses inflexions d’une lumière nouvelle, bien plus complexe qu’à l’ordinaire. Don Giovanni est une petite frappe au charisme insolent, séduisant jusqu’à Donna Anna bien malgré elle, et Leporello reste un pleutre sournois, son air du catalogue rappelant beaucoup le film de Losey. Donna Elvira, quant à elle, toute de fierté dans sa magnifique robe noire, n’est que désir brûlant pour son époux volage et inconstant, ponctuant chacune de ses interventions de gestes de tendresse ; quand Don Ottavio dans son costume d’officier, reste le symbole de la justice bafouée.
S’achevant, une fois n’est pas coutume, et conformément à la création praguoise, sur la mort du libertin – les interprètes entonnant, au moment des saluts, la morale de l’histoire –, cette mise en scène culmine sur une scène finale impressionnante d’impact, une rampe de lumières rouges descendant des cintres et aveuglant les spectateurs au moment de la chute du séducteur dans les Enfers. Seuls quelques déhanchements bien inutiles et une Donna Anna privée de toute noblesse – mais sans doute était-ce voulu par sa minuscule robe noire et ses talons hauts – auraient pu être évités, n’apportant rien à la conduite générale du spectacle.
L’Opéra Fuoco à Versailles
Jouant sur instruments anciens, l’orchestre Opera Fuoco, parfois étouffé par la fosse, effectue un travail remarquable de précision, sous la baguette vive et contrastée d’un David Stern qui aime cette partition et semble la connaître intimement. Tout au plus peut-il lui être reproché certains tempi trop allants, notamment celui utilisé pour le second air d’Anna, « Non mi dir », joyau de la partition. Là où l’on attendrait de grandes lignes lentement déroulées, l’orchestre introduit l’aria à un tempo presque dansant, ôtant à l’interprète toute possibilité de déployer sa voix et de couler son instrument dans la chaleur des couleurs mozartiennes, faisant passer cette scène presque sans qu’on s’en aperçoive. Car la jeune Vannina Santoni, encore étudiante au Conservatoire de Paris, possède les moyens exacts de Donna Anna, d’un lyrisme pur mêlé de feu dramatique. Son premier air, et la scène le précédant, révèlent une belle interprète, et une mozartienne en devenir. Dans une autre mise en scène, et avec un soutien orchestral plus en phase avec son instrument, elle pourrait s’imposer comme l’une des futures grandes titulaires du rôle.
Avec Chantal Santon, Elvira retrouve sa noblesse et sa grandeur jusque dans le désespoir, explosant littéralement dans un « Mi tradi » de toute beauté, dans lequel elle démontre le raffinement de ses nuances et l’ampleur d’une voix mordorée. De Zerlina, nous avons déjà évoqué la caractérisation complexe, saluons ici la voix puissante et bien peu soubrette de Caroline Meng.
Du côté des hommes, également de belles surprises. Marc Callahan, jeune baryton américain, fait valoir la délicatesse de son émission dans le duo avec Zerlina et dans la sérénade, mais force est de constater que la voix manque de métal et d’impact, notamment lors de la confrontation avec le Commandeur. L’interprète est néanmoins convainquant et l’acteur consommé, offrant un portrait fort crédible de ce jeune homme irrespectueux et charmeur tout à la fois.
Son alter-ego Leporello est croqué avec gourmandise par Philippe Cantor, au métier affirmé. La voix est ronde, bien colorée, et non dénuée d’une certaine bonhommie. Ici, c’est le contraste entre le maître et son valet qui semble mis en avant.
Loin de toute mièvrerie, l’Ottavio d’Arthur Espiritu force le respect par sa vaillance et son assurance technique. Même privé de son premier air, il subjugue le public par un « Il mio tesoro » superbement maîtrisé, couronné par de magnifiques ornements et vocalises durant la reprise de l’air.
Efficace et bien campé, le Masetto de Pierrick Boisseau, notamment durant son air, alors que le Commandeur d’Ethan Herschenfeld, faisant étalage de sa grande voix noire de basse, donne un relief saisissant au spectre qui s’invite au dîner.
D’une façon générale, saluons l’excellence, ce soir-là, des jeunes représentants d’une certaine école de chant français, à la technique remarquable. Réduit à quatre chanteurs, le chœur Opera Fuoco tient sa partie avec probité et efficacité. Quant aux deux comédiens Eric Jovencel et Léo Antonin-Lutinier, ils occupent constamment la scène, déplaçant les décors, transformant les espaces et se montrant complices de tous les interprètes. Une superbe soirée, durant laquelle la vie a pleinement repris ses droits dans la salle et sur la scène de l’Opéra Royal de Versailles
Versailles. Opéra Royal, 7 février 2010. Wolfgang Amadeus Mozart : Don Giovanni. Livret de Lorenzo da Ponte. Avec Don Giovanni : Marc Callahan ; Leporello : Philippe Cantor ; Donna Anna : Vannina Santoni ; Don Ottavio : Arthur Espiritu ; Donna Elvira : Chantal Santon ; Zerlina : Caroline Meng ; Masetto : Pierrick Boisseau ; Il Commendatore : Ethan Herschenfeld. Chœur et Orchestre Opera Fuoco. David Stern, direction ; Mise en scène : Yoshi Oida. Assistant à la mise en scène : Samuel Vittozi ; Décors : Tom Schenk ; Costumes : Elena Mannini ; Lumières : Pascal Mérat ; Chorégraphie : Caroline Marcadé. Comédiens : Eric Jovencel, Léo Antonin-Lutinier. Chœur Opera Fuoco : Véronique Chevallier, Anne Maugard, Rudi Fernandez, Sorin Domitrascu. Codirection artistique et chef de chant : Jay Bernfeld