Sans chanter ses deux rôles emblématiques (tenus en leur temps par deux divas étonnantes, respectivement Diana Vico pour Ottone et Lucia Lancetti pour Orlando), la diva française, devenue maestro, chante et dirige (les ritornellos ainsi restitués) pas moins de 9 thèmes et airs lyriques, tous premiers enregistrements mondiaux. Ritornello de Ruggiero et de Medoro, d’Orlando Furioso justement; la glorio del mio sangue de Tieteberga; Del goder la bella spene, puis Cara gioia et bel diletto d’Arsilda; Ritornelle d’Anastasio d’Il Giustino; Ritornello de Zidiana d’Il Teuzzone; Vincera l’aspro mio fato de Semiramide, soit, avec les autres airs fameux dont le captivant et passionné air extrait d’Andromeda liberata, Sovvente il sole (pasticcio de 1726), – hymne nostalgique et lumineusement tendre à la fois avec sa partie de violon dialogué avec la voix soliste- (pour nous le temps fort du cycle), un programme vaste qui s’étend de 1716 (La costanza, Arsilda, Judith…) à 1734 (L’Olimpiade…).
Ce tour lyrique débute chronologiquement avec La Costanza trionfante dell’amor e dell’odio (Lascia almen che ti consegni), air d’une sensualité souveraine, découvert depuis peu dans le fonds privé du château de Berkeley (GB): continuo souple et piquant, voix à l’abandon badin en expriment tout le trouble sentimental.
Comme la muse du compositeur, Anna Giro qui reprit certains airs initialement écrits pour castrat, Nathalie Stutzmann se réapproprie les tubes de l’époque conçus par exemple pour le célèbre castrat Francesco Braganti: La gloria del mio sangue, l’innocenza sfortunata, deux airs extraits de Tieteberga, chants héroïques, plein de fier panache…
La performance de la cantatrice éclaire tout ce qui dans l’écriture de Vivaldi, en fait un égal de Haendel, en particulier son aisance mélodique, son muscle rythmique, surtout le soin apporté à l’expression des affetti: projection, intonation, articulation, fini dynamique, sensualité souple, velours des phrasés étonnamment contrastés… tout indique chez Nathalie Stutzmann, une amoureuse fervente et convaincante de l’âme vivaldienne.
Emportement et fureur voire panique émotionnelle (au diapason d’Orlando) dans l’air du prince Licida de L’Olimpiade (Gemo in un punto e fremo); souffrance émotionnelle et abîmes amoureux d’Arsilda (Del goder la bella spene: un air original jamais chanté à la création de 1716 car finalement remplacé par un autre Io sento in questo seno, également interprété par Nathalie Stutzmann, entre intériorité introspective et douleur blessée). A l’origine de ses deux airs admirables, l’étoile Anna Vincenza Dotti… que Haendel engagera pour Irene de son Tamerlano londonien! Ivresse fiévreuse et insouciante presque ingénue de Cara gioia e bel diletto, arietta aux accents populaires et dansants (les accents de la guitare et de la flûte) destinée à Lisea, du même opéra Arsilda, lequel clôt dans la légèreté juvénile, ce brillant et très structuré programme lyrique.
Panache altier pour l’air de bravoure, extrait de Semiramide (1732): Vincera l’aspro mio fato chanté par le tyran Nino, rival de Semiramide, alors emprisonné à la fin du II. Même détermination mâle voire arrogante dans son second air: Con la face di Megera (début du III). Dans le premier air dont on admire la tenue superlative de l’orchestre (avec cor), la cantatrice sait exprimer la houle expressive qui met à l’épreuve une âme héroïque… Dans le second, Nathalie Stutzmann colore sa voix d’un voile haineux et vengeur, plein de délices barbares, à la façon d’une jubilation démoniaque.
La palette émotive de Nathalie Stutzmann étonne et convainc par sa justesse. N’écoutez que deux airs: Lascia almen che ti consegui auquel succède le plus long Sovvente il sole (plus de 9 minutes d’extase langoureuse sur un tapis instrumental d’une subtilité rayonnante): la profondeur émotionnelle d’un Vivaldi ardent connaisseur de l’âme humaine s’y dévoile avec une subtilité interprétative rare.
La diva française ne fait pas qu’exprimer les nuances multiples de la passion vivaldienne; elle manie aussi la baguette pour la première fois au disque, à la tête de son ensemble Orfeo 55 dont l’opulence articulée et particulièrement rayonnante de la sonorité semble idéalement taillée pour Vivaldi: articulation souple et naturelle de la sinfonia de l’Olimpiade, véritable manifeste esthétique qui défend une nouvelle ampleur symphonique pour le Pretre Rosso: on rêve d’écouter la contralto diriger un opéra entier de Vivaldi: contrastes, souffle, vertiges architecturent un Vivaldi captivant de bout en bout, à travers les 3 sections: allegro, andante, allegro moderato. Quelle direction, à la fois intérieure et inventive. Du Vivaldi mordant et sensuel. Chapeau maestra!
On s’incline face à une telle réussite, vocale et musicale. Pour ceux qui comme nous, avaient assisté au concert inaugural d’Orfeo 55 et de Nathalie Stutzmann (festival de Sablé 2010), le disque confirme l’intelligence et le brio de l’approche de la contralto et chef, double casquette, double réussite! Ce nouveau disque vivaldien n’est pas sans nous rappeler un certain opus célébré en son temps et tout aussi cohérent, signé par Cecilia Bartoli. Et si Vivaldi inspirait les interprètes les plus exigeantes?
Vivaldi: Prima Donna. Orfeo 55. Nathalie Stutzmann, contralto et direction.